mardi 19 décembre 2023

 Préface


C’est à quatre vingt dix ans, en pleine forme physique et, je le crois, mentale que je commence cet écrit.
Écrivain connu, reconnu, sous un autre nom, je suis depuis longtemps épargné par les contraintes de la vie quotidienne car je vis confortablement de mes droits d’auteur, ceci d’autant plus que, sans femme ni descendance, retiré depuis des années dans ma grande maison d’un petit village du sud de la France où personne ne soupçonne mon passé d’écriture, mes besoins se réduisent au minimum. Je vis seul et dans tous les miroirs de ma maison je ne rencontre que moi-même. Personne pour me distraire ou me contraindre.
Ayant fait depuis des années le tour des dérisoires satisfactions littéraires, il est donc temps, maintenant, de me préparer à la mort comme un athlète se prépare à l’exploit. Car je veux aborder cette ultime aventure comme je n’ai jamais réussi à le faire de mes autres moments de vie. 
Écrire pour La mort. Faire de l’écrit pour ma mort mon dernier — peut-être même mon seul conséquent — ouvrage. Ni confession, ni testament, ni mémoires, cet écrit mégalomane s’adresse avant tout à moi-même car je ne me propose rien moins que d’examiner, attentivement, lucidement, ma vie au travers de ce moment unique qui la réalisera. Faire de l’inéluctable un point d’orgue. Essayer de comprendre par quels cheminements, quels hasards, quelles constructions, ma vie doit s’achever ainsi. Déterminer quel aura été son Roi Clandestin, saisir ce qui en a fait l’unité et, d’une certaine façon la justifie : ne pas avoir vécu pour rien. Reprendre un à un tous mes souvenirs, tous les imaginaires de mes souvenirs, pour, comme Sadarnapale, emporter dans la tombe une vie en ordre. Une vie dont, sous les incohérences de la mémoire, j’aurai recréé l’ordre.
Depuis quelques mois, dans mes longues promenades quotidiennes dans une campagne qui me permet d’oublier qu’elle est, revenant sans cesse sur mes souvenirs, je ne pense à rien d’autre. C’est cette obsession qui m’a convaincu de la nécessité de l’écriture qui, seule, permet de figer durablement les formes. Les pensées flottent, virevoltent, s’égaillent dans d’autres pensées, la pensée se perd dans l’inconsistance, les mots, les phrases qui se forment dans le cerveau restent instables et changeantes.
L’écriture seule impose le définitif. Chaque phrase posée sur le papier, chaque phrase imprimée est un moment de mort. C’est pour cela que nombreux sont les écrivains qui ne cessent de reprendre, raturer, modifier leurs textes car ils sentent bien que, dès lors que l’encre l’a figé, leur texte leur échappe. Écrire pour la mort est écrire dans cette certitude : plus rien, pour l’éternité, aussi dérisoire que soit cette éternité, ne changera. L’écrit et le corps, dans leur immobilité définitive, ne feront alors plus qu’un. D’une certaine façon j’aurai ainsi apporté à ma mort l’harmonie qui le plus souvent lui fait défaut : je pourrai emporter mon livre dans ma tombe.

1


Je suis né le 31 décembre 1922.
Un peu tard comme petit Jésus, un peu tôt pour mes futurs anniversaires. Ça commençait mal. Je soupçonne mes parents de m’avoir conçu en écoutant ce « Tango Neurasthénique » que Georgius chantait cette année-là : « Ce beau jeune homme brun / Sort du bal Tabarin / Et s'il n'a plus le front serein, (Refrain) C'est le tango qui l'a rendu neurasthénique »… Plus tard, je m’en souviens. Je m’en souviens car, pour le reste, de ma naissance, je ne me souviens de rien même si j’ai fini par m’en constituer une mémoire. Plus tard, j’entendrai aussi mon père, lorsqu’il était heureux, fredonner souvent « Machinalement » d’un certain Victor Boucher et, surtout, « j’en ai marre » de l’inoubliable Mistinguett : « Si c'est ça la vie / Eh bien, je vous l'déclare / Sans être socialo / C'est pas rigolo / Et moi j'en ai marre ! », toutes chansons qui ont de peu précédé mon surgissement dans un monde où l’oublié Alexandre Millerand était Président de notre république et, l’encore plus oublié, Charles de Lasteyrie du Saillant, Ministre de nos finances.
Il est vrai que tout cela ne me préoccupait pas beaucoup alors. Je suppose que, si je braillais — il paraît que je braillais — ce n’était sûrement pas politique. Pas plus que ne m’inquiétait le fait que ce jour-là même cette République décrétait la naissance du permis de conduire, preuve s’il en est que l’on se souciait déjà, en haut lieu de mon futur de citoyen. Le monde était donc ce qu’il était et je n’y pouvais rien. J’héritais d’un monde qui commençait à peine à se remettre du traumatisme de la sanglante première guerre mondiale.
Mais, ici, je me ressemble pourtant : je suis né ce jour-là, le 31 décembre 1922. Pas un autre et cette coïncidence ne fut sûrement pas fortuite.
Dans cette première partie de ma vie faite d'une mémoire reconstruite sur des confidences, des matériaux épars et divers — lettres, photos, coupures de journaux, documents officiels — quel fil tirer ? Mère, père, grand-mère, grand-père, oncle, tantes, cousins ? Autant de candidats pour dire ce monde dans lequel, à mon corps défendant, ce jour-là, à 13 h 03, je fus, braillant, tiré du ventre de ma mère par des forceps perdant à l’occasion une petite portion du haut du pavillon de mon oreille droite, seul élément de mémoire que je conserverai toute ma vie de ce moment fondateur. Il paraît — confidences ultérieures de ma mère et de ma grand-mère — que ma naissance, très attendue car j’étais le premier de la famille, fut un peu difficile : il neigeait, les routes et chemins étaient impraticables sur plus de cinq kilomètres et mon père avait dû aller, avec le percheron d’un voisin, chercher le docteur jusqu’au point où celui-ci avait abandonné sa voiture.
Mon père, lorsque, sur le mode épique, me racontait mon apparition au monde, l’enjolivant à chaque fois d’épisodes inédits, le récit de cet exploit qu’il me dédiait, que c’était une Ford et, ajoutait-il avec une admiration mêlée d’envie, la première de la région. Signe s’il en était, que ce médecin, M. De C…, par ailleurs rejeton d’une des familles les plus riches du département, était un homme sérieux auquel on pouvait faire confiance.

2


J’écris peu et difficilement. Ne vous attendez pas à de longues pages. D’ailleurs je sais que personne ne s’attend plus à rien de ma part. Et pour le reste, parvenu à la dernière étape de ma vie, je n’ignore pas que les chemins de l’édition me sont fermés. Peu importe, bien qu’ayant été un temps, sous un pseudonyme que je ne rappellerai pas ici, un écrivain reconnu, un temps célèbre même… Bien que je n’ai jamais fait dans ma vie ce qu’il fallait pour cela.
Écrivant, je me suis trouvé une nouvelle compagne : la mémoire et passe désormais une grande part de mes jours à tenter de me rappeler des événements passés, à remuer les vieux papiers, les photos que ma famille a conservés dans ses greniers successifs et que, pour ma part, je me suis toujours refusé à jeter. Un univers occulté, oublié, dans sa revenue au jour force ainsi mon esprit à se rappeler, à croire se rappeler, à construire des souvenirs qui ne sont peut-être pas si authentiques que cela mais qui, pourtant, m’imposent leur évidence, forcent ma conscience à les prendre en charge.
J’avance dans un taillis d’images, de mots, de conversations qui refusent de me laisser en paix. Toujours à l’affût de la moindre parcelle de souvenir qui, à telle ou telle occasion, ressurgit, je suis devenu un chineur de ma propre mémoire.
Notre vie pousse sur les multiples couches d’humus déposé par les vies antérieures. Vie et mort me sont ainsi jumelles car je suis hanté par l’accumulation des morts que je ne vais pas tarder à rejoindre. Je me refuse pourtant à n’être que le gardien de leurs cimetières. Peut-être est-ce pour cela qu’il est temps, pour me situer face à eux, de  recenser mémoires et souvenirs.
Fin 1922, ma naissance dut beaucoup aux immondes boucheries de la Grande guerre.
Né en 1899, le 4 octobre comme me l’ont appris les documents de la famille, pas tout à fait 15 ans le 4 août 1914, reçu au concours des Écoles Normales, encore lycéen puis, assistant impuissant à l’avancée inexorable de son incorporation. 18 ans en 1917, à peine sorti de l’École, futur instituteur envoyé immédiatement au front comme élève officier, juste à la fin des mutineries : la jeunesse de mon père. Deux ans à jouer sa vie à la roulette. J’imagine. Cadavres autour de lui, massacres, charnier, blessures , souffrances, rage, impuissance.
Mon père, instituteur, élevé dans le culte de l’Homme, se destinant à former leurs enfants. Un an, deux mois et onze jours de chute dans le désespoir… Peut-être pire, le désarroi, la perte de repères. Il passa directement de l’enfance à l’âge adulte, peut-être même à la vieillesse.

lundi 18 décembre 2023

 3


En 1919, sortant de la guerre, mon père, du moins c’est ainsi que je l’imagine et que j’explique ses comportements, devait avoir perdu à la fois toutes illusions et cet idéalisme innocent qui l’avaient poussé à s’engager dans la carrière de « hussard de la République ».
Enfant unique d’une famille très modeste de Carnaux — son père, que je n’ai pas vraiment connu, était vendeur dans une petite quincaillerie ; sa mère faisait à l’occasion quelques ménages et repassages —, il avait eu la chance d’être pris en main par un bourgeois idéaliste employeur de sa mère et par un de ses instituteurs, tous deux ayant décelé en lui ses capacités intellectuelles, l’avaient soutenu de façon différente dans ses études, convainquant ses parents qu’il pouvait préparer le concours d’entrée en sixième, l’aidant à préparer le concours d’entrée et lui faisant obtenir une bourse.
Persuadé par ces comportements philanthropiques qu’il devait, à son tour, aider les enfants qui viendraient après lui, il avait alors décidé de préparer le concours d’entrée à l’école normale primaire. De toutes façons, davantage, il ne fallait pas trop rêver… En 1911, il avait été reçu à l’école normale de Mende, préfecture du département de la Lozère.
Il est parfois plus facile d’inventer que de se souvenir… Parfois même plus exact. L’imaginaire est un refuge pour la mémoire et nommer une chose suffit souvent à en éprouver la sensation. N’exigez donc de ce récit ni la précision ni la véracité historique : je me souviens et, me souvenant, je transforme même si je m’efforce de m’appuyer sur les quelques documents que je possède.
Ainsi, d’après ma mère, d’après ses photos, mon père, dans sa jeunesse, était très beau. Grand, élancé, bien proportionné, il avait des traits réguliers, bien dessinés avec une certaine fermeté dans le visage ; de grands yeux noirs intelligents, limpides, vifs, lumineux. A cela s’ajoutait une gentillesse incontestée et une ouverture d’esprit qui faisait sentir à tous ses interlocuteurs qu’ils pouvaient, sans nulle gêne se confier à lui. Il savait écouter et, si nécessaire, ne rien répéter de ce qui lui avait été dit.
Manifestant une grande empathie, il considérait tout homme ou femme comme dignes de son intérêt. S’il savait, à l’occasion, faire preuve d’éloquence, il savait aussi rester simple et mettre ses paroles au niveau de n’importe lequel de ses interlocuteurs. Sa beauté, sa simplicité en faisaient un être presque universellement apprécié.
Le métier d’instituteur lui allait comme un gant.

 4


Comme si cet épisode de sa vie n’avait jamais eut lieu ou était enfoui avec les derniers morts inutiles de l’été 1918, mon père ne me parla jamais de sa guerre. Pourtant, sept ou huit ans après l’armistice, quand j’étais en âge de comprendre ou, plus exactement, d’être sensible aux non-dits des êtres, dans ces longues heures qu’il passait, assis au bord d’un ruisseau aux eaux paresseuses, comme perdu dans le vide d’une pensée mutique, je devinais en lui comme une fêlure.
Revenu de la guerre, mon père, jeune instituteur qui n’avait eu jusque là d’autres occasions que d’enseigner aux hommes l’obéissance absolue et l’acceptation d’une mort stupide, décida de se retirer au plus loin de ce qu’il considérait comme une civilisation désastreuse. Il demanda comme poste un des villages les plus retirés de Lozère. La guerre ayant décimé les futurs enseignants et les campagnes perdues n’étant pas le choix préféré des enseignants débutants, il l’obtint sans difficulté. Fin 1918, il fut nommé instituteur à La Roche, petit hameau perdu dans un creux d’un vaste plateau de granit de la commune de Rieutort-de-Randon.
Il y avait quelque chose de suicidaire dans sa démarche, dans cette volonté d’exil, la reconnaissance d’une impuissance à influer sur les événements du monde. Se retirer sur son Aventin. La guerre avait fait de l’étudiant idéaliste un homme désabusé et brisé. Se retirer du monde, feindre de pouvoir l’ignorer pour être épargné de ses turpitudes. La Roche ne pouvait pas être mieux choisi : un village pauvre de soixante seize habitants, poussé au milieu de nulle part, se cachant dans le creux d’une partie de la Margeride, le Can de La Roche, cerné de forêts épaisses, broussailleuses, jamais entretenues, que l’on n’atteignait que par un médiocre chemin de terre tracé par les pas des hommes et des bœufs et, l’hiver, souvent coupé du monde par d’épaisses chutes de neige qui l’isolaient durant des mois. Un village sans aucun charme, plutôt médiocre, rude, sauvage, tassé comme un troupeau de moutons apeurés autour d’un gros caillou et devant pour l’essentiel son nom à une « roche branlante », un énorme rocher depuis toujours en équilibre instable sur un autre que, depuis la nuit des temps, c’est-à-dire de mémoire d’homme, les enfants s’amusaient toujours à faire bouger d’une seule main ce qui leur donnait l’illusion à la fois de la force et du miracle.
Après avoir passé deux mois de repos dans sa famille pour réapprendre à vivre, mon père arriva à La roche en janvier 1919. Il me dit plus tard que non seulement il attendait ce jour avec impatience mais que c’est dans une grande allégresse qu’il accomplit, sac au dos contenant quelques livres et quelques vêtements, les six longues heures de marche qu’il fit de Mende — où l’avait déposé le train — au village où, avec les clefs de l’école, l’attendait, semblait-il, une Madame Bouissou, femme d’une cinquantaine d’années, veuve depuis la mort de son mari à Verdun en décembre 1916.

 5


Mon père arriva à La roche en janvier 1919.
La population de La Roche – me dit plus tard mon père était alors constituée de onze familles : en tout, soixante seize personnes : 7 veuves entre 25 et 40 ans, 4 femmes mariées à des maris de plus de 50 ans, 11 vieillards (7 femmes, 4 hommes), 8 enfants de moins de cinq ans (5 filles, 3 garçons), 19 enfants d’âge scolaire, 6 adolescents mâles, 8 adolescentes de moins de 16 ans, 9 jeunes femmes entre 17 et 25 ans. Revenus de la guerre : un jeune homme de 23 ans à peu près indemne si ce n’est qu’il avait un éclat d’obus dans le genoux droit qui lui interdisait les efforts, et un autre, 21 ans, la gueule cassée.
Autant dire que mon père, jeune, sans tare visible, cultivé, était une merveilleuse anomalie.
Dans le village, en âge de se marier — ou presque : 11 jeunes filles. La plus jeune, Marinette, Bouviala, avait 15 ans ; la plus âgée Louisette Soubiran, presque 24 ans. Rien d’exceptionnel, la guerre avait fait son œuvre et, dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour du village, il y avait un peu plus de trente jeunes femmes dans cette même situation. Quant aux hommes susceptibles de les épouser, même en comptant ceux qui étaient revenus en mauvais état, ils n’étaient guère plus d’une dizaine. Situation absurde et inédite dans ces campagnes. Situation cruelle aussi car cette génération de femme devait, en plus de prendre en charge des travaux dont elle ne s’occupaient pas jusque là, choisir entre s’exiler ou rester vieilles filles, état alors peu enviable dans les campagnes car, pour ce qui était des couvents — et autres lieux habituels de relégation —la mode en était passée et peu en avaient le désir.
Difficile de me mettre dans la tête des jeunes femmes d’alors, d’imaginer ce qu’étaient leurs pensées ou plutôt, leurs désirs. Pourtant il le faudrait pour rendre la suite de mon récit plausible. Aussi, prendre la place de mon père, l’imaginer. Profondément blessé par ce qu’il a vécu sur le front, l’odorat encore saturé des odeurs de cadavres, la vue agressée de trop de sang, l’ouïe pleine de gémissements et de hurlements de douleur, sa tête est un charnier. Il lui faut effacer tout cela, repartir à zéro, position rousseauiste, la nature, du moins ce qu’il croit être la nature comme placebo. Jusqu’où aller dans les précisions ?
Et les femmes ? Entré à 15 ans dans un de ces couvents laïques qu’étaient alors les Écoles Normales pour être, dès ses 18 ans, directement envoyé à l’armée et, très vite, sur le front comme sous-officier, mon père — du moins c’est ce que j’imagine — n’avait eu avec les femmes que des rapports artificiels et superficiels: cantinières, femmes à soldats, Madelons et putains, à la fois idoles et bidoches. Peut-être même était-il encore vierge bien que, connaissant les appétits des mâles ainsi que les stimulations érotiques du combat, je ne peux pas vraiment le croire.

 6


C’est une grande prétention de croire que ma vie peut intéresser qui que ce soit d’autre que moi. Je ne l’ignore pas mais, à l’âge que, en dépit des épreuves et des erreurs, j’ai fini par atteindre, j’éprouve le besoin de faire le point sur toutes ces années passées avec l’illusion naïve que mon expérience peut présenter quelque intérêt. Mais si nombreux sont ceux qui ont dit ça avant moi, si nombreuses sont les confessions ou biographies sans intérêt que j’ai lues… Chacun de nous se croit unique et s’imagine que l’histoire de sa vie peut partiellement fêler la coque dans laquelle chacun de nous s’enferme pour vivre. Littérature. Comme mes nombreux prédécesseurs je veux cependant croire que la maladresse de mes textes et surtout leur sincérité totale sauront toucher en quelques lecteurs un reste de curiosité pour ceux de leur espèce.
Mais comment parler de ma vie sans expliquer son origine ? Mon père et ma mère, au delà de la simple biologie, ont fait notamment de moi ce que je suis, ont, sans le savoir, tracé toutes mes trajectoires.
Lorsqu’à la fin de la guerre mon père demanda à être nommé dans un misérable village retiré de Lozère, la situation humaine était particulière : il n’y avait dans les villages presque plus d’hommes jeunes. La guerre avait fait son œuvre macabre. Habitués à subir et obéir, les jeunes paysans de Lozère constituaient de parfaites troupes de premières lignes, ils avaient été ainsi massacrés en si grand nombre que des villages entiers ne reposaient plus que sur les femmes, le reste de leur population n’étant composée que d’enfants et de vieillards. Nombre d’entre eux sont alors devenus des villages morts, terres en jachères, abandonnés aux herbes sauvages et aux animaux errants. La nature est rude en Lozère et reprend vite ses droits mais ce n’était pas cependant tout à fait le cas de La Roche.
Arrivé au village, mon père fut immédiatement le centre d’intérêt de tous ses habitants : un instituteur était alors un notable, non par l’argent comme le notaire ou le plus gros propriétaire de la commune, ni par la force immanente de la religion comme le curé ou l’évêque, cet espèce de souverain que personne ne voyait jamais, mais par le savoir et l’intelligence. Et pour ces paysans dont la plupart lisaient à peine et n’étaient capable que de tracer leur nom, il représentait l’esprit, l’intellect — un terme que bien sûr ils ignoraient — ce qui lui valait un respect à la fois révérencieux et proche.
L’instituteur était à la fois un homme comme eux, qui, parce qu’il n’était pas astreint aux travaux des champs était d’une nature autre, mais vivait parmi eux, dont la vie quotidienne différait si peu de la leur, mais qui en même temps leur apportait cette ouverture sur le monde qui les faisait rêver. Un habitant paradoxal et, pour cela, respecté.

  Préface C’est à quatre vingt dix ans, en pleine forme physique et, je le crois, mentale que je commence cet écrit . Écrivain connu, reconn...