dimanche 22 octobre 2023

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En 1937, j’avais commencé à écrire un journal. J’en ai récemment retrouvé deux cahiers dans l’immense déluge de papiers de mes réserves. Très conservateur — ne rien jeter de ce que je produisais m’ayant toujours paru comme un moyen de lutter contre le temps qui efface tout — j’ai en effet traîné avec moi la plupart de mes notes, brouillons, versions diverses de mes écrits jusqu’à ce que, en 1948, suite à mon premier vrai succès d’édition j’achète la maison dans laquelle je vis aujourd’hui depuis 1982, suite à ma décision de ne plus participer au cirque littéraire, mais qui ne m’a donc longtemps servi que de maison de campagne. Elle a tout de suite constitué mon dépôt d’archives et s’y sont accumulés, tant les trop nombreux ouvrages que j’ai achetés, souvent lus, que l’ensemble de mes papiers personnels que, en graphomane maladif je n’ai cessé de produire même si j’ai depuis mon retrait refusé de publier. N’étant pas de ceux qui embellissent leur vie pour lui donner un sens, il m’arrive de fouiller dans mes caisses, malles et valises pour essayer de me remettre en mémoire tel moment ou tel autre. Pourtant, si je suis conservateur, je suis un très mauvais archiviste car rien n’est classé et rechercher telle ou telle période revient à s’enfoncer dans la jungle sans boussole ni plan. Si j’ai presque tout oublié de mon passé, cela ne signifie donc pas qu’il soit perdu. Il est là, quelque part n’attendant que mes fouilles. La première page de mon journal est datée du jour anniversaire de mes quinze ans, donc du 31 décembre 1937. Je peux affirmer aujourd’hui — et ce journal en est une preuve —  que c’est à cette époque qu’a commencé à se construire ma solitude : mon âge m’isolait de la communauté de mes condisciples, je n’avais pas encore compris que pour être « populaire » il fallait s’intéresser — ou mieux encore feindre de s’intéresser aux autres — et ne rien attendre en retour. Aussi l’écriture m’a-t-elle mise complètement en marge de mes contemporains. Les livres sont des monastères et, celui-ci, n’est rien d’autre qu’un texte sur la solitude. À quinze ans, j’approchais, sans y trouver le moindre intérêt de la fin de mes études secondaires traversées dans une brume épaisse ; je ne m’étais pas davantage préoccupé de l’état du monde. Pourtant nous étions en 1937 et le monde allait bientôt me rattraper car au mois de mars 1938, les troupes allemandes envahirent et annexèrent l’Autriche sans grande réaction de la plupart des autres pays. Enfermé dans mes petites histoires, je n’avais pas su deviner que j’allais être rattrapé par la grande. Mon journal n’en porte d’ailleurs aucune trace.
La première pages est la suivante :
« 31 décembre 1937, 18 heures 07
Je viens d’avoir quinze ans : il est temps que je laisse, au moins pour moi-même, quelques traces sur ma vie même si la plupart de mes journées sont des plus banales. Dans deux ou trois heures nous fêterons en famille le réveillon du premier de l’an. Mes grands parents sont venus de Carmaux pour quelques jours ce qui ne change rien à la monotonie désespérante de ma vie. Que me reste-t-il des quinze ans enfuis ? Rien si ce n’est la certitude que nous avançons en aveugles vers un précipice où nous allons inexorablement tomber. »
Rédiger des mémoires est un piège qui enserre l’avancée dans la vie et s’oppose à l’approche de ce point final dont l’atteinte est inéluctable aussi, plus l’homme vieillit plus est forte la tentation du retour sur soi.

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