vendredi 20 octobre 2023

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Mes années de lycée s’achevaient, à seize ans, je passai sans difficulté mon baccalauréat. Nous étions en juillet 1938. Il fallait envisager la suite. Avec ses trois enfants, son salaire d’instituteur et sa femme au foyer, mon père n’était pas riche, il lui était difficile d’envisager de m’envoyer à l’Université ce qui aurait impliqué de me payer un logement et de me donner une petite rente. Il aurait vu avec beaucoup de fierté que je suive son chemin et accepte de devenir instituteur, mais je n’en avais pas du tout l’intention. Les bruits de bottes se faisaient de plus en plus forts, l’avenir ne semblait plus si radieux que ça. Une seule solution s’ouvrait à moi, préparer le concours de l’École Normale Supérieure de Paris pour la session de 1939. Bien sûr, le petit lycée de ma petite ville n’offrait pas de classe préparatoire, il allait falloir que je me prépare seul. Je ne pouvais pas l’avouer à mon père mais ni la recherche, ni l’enseignement ne m’intéressaient vraiment. Je ne me voyais pas reparler chaque année pendant une trentaine d’années à des écoliers tout aussi absents les uns que les autres de Molière ou de Racine. Lire, pour moi, c’est écrire. Je ne conçois pas l’un sans l’autre. Je suis un infâme pickpocket littéraire qui dérobe subrepticement des idées, des mots, des fragments de phrase à d’autres auteurs. Je le suis tellement que parfois je les vole sans m’en rendre compte et ce n’est qu’en me relisant que je m’aperçois de mes larcins. D’autres diront que je recycle, en effet aussi car ce qui a été écrit en 1654 ne peut être lu de la même façon en 2012 et, en le déplaçant dans le temps, je lui donne un sens autre. Sur ce point j’approuve entièrement Antonin Artaud. Aussi la littérature ne m’intéressait que dans la mesure où je la créais. Dans ma petite ville provinciale je n’avais accès à quelques revues de création que par l’intermédiaire de Raymond Lachance, le bouquiniste devenu mon ami qui continuait à manifester pour mes écrits un intérêt qui m’enivrait et grâce auquel j’avais publié deux ou trois nouvelles et quelques poèmes dans de petites revues avec lesquelles il était plus ou moins en contact. Mais ces contacts n’étaient que vaguement épistolaires et ces quelques succès m’isolaient encore davantage, m’obligeaient à comprendre que j’avais toujours été solitaire, fils d’un excellent pédagogue dans un des villages les plus arriérés d’un des départements les plus refermés de France, j’ai trop tôt vécu comme un étranger au milieu de mes contemporains. Trop tôt j’ai lu, trop tôt j’ai écrit, trop tôt je me suis posé des questions alors que rien de tout cela n’effleurait mes petits camarades. Et même si je partageais nombre de leurs jeux, je n’y mettais pas le même enthousiasme qu’eux. Toujours je me suis senti en retrait, plus observateur que participant, plus écrivain que vivant. Et tout cela, mon père, dans son enthousiasme à voir se développer mon intelligence, au lieu de le réfréner pour m’aider à m’intégrer, l’a encouragé et développé. Bref, j’étais à la croisée des chemins de ma vie car je n’envisageais pas du tout de tirer parti de mon titre de bachelier — qui à l’époque n’était pas négligeable — pour trouver un travail. Je fis donc part à mon père de mon intention de préparer le concours d’entrée à l’ENS et de le préparer, seul, à la maison. Je m’engageai, si je n’y réussissais pas dans les deux ans à venir, à trouver une solution pour être indépendant, mais au fond de moi je savais bien que ce que je visais c’était de vivre de mon écriture.
Mon père, adepte des méthodes Freinet avait, dans sa classe, une petite imprimerie. Je lui demandai de me laisser m’en servir pendant les vacances. Il accepta.

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