vendredi 20 octobre 2023

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L’atmosphère de plus en plus difficile que la neurasthénie de ma mère installait dans la famille, les absences de plus en plus longues de mon père, mon jeune âge dans ma classe de lycée et mon amour immodéré pour la littérature, tout cela me rendait de plus en plus solitaire. Il y avait ainsi de nombreux jours où je n'avais pas envie de parler, où le dire n’était qu’une contrainte et où je préférais le flot continu et silencieux de ma parole intérieure. Pansement… pensement… aussi avais-je pris l’habitude de partir des journées entières dans la nature. La ville s’y prêtait, située entre les causses calcaires au sud et les plateaux granitiques au nord, paysages aussi déserts les uns que les autres, il suffisait de marcher une heure ou deux pour, d’un côté ou de l’autre, se retrouver dans la solitude. Seule la vallée en effet proposait des paysages vraiment habités mais ceux-là ne m’attiraient pas. Aussi, pendant les longs mois où je disais préparer l’entrée à l’École Normale Supérieure, je passais de plus en plus de temps à marcher sans fin. Si je ne détestais pas jouer à me perdre dans les forêts denses de la Margeride, j’aimais tout particulièrement le paysage caussenard très peu peuplé avec ses villages morts faute d’eau ou d’hommes suite à la guerre de 14, où l’absence à peu près complète d’arbres, la sécheresse, les légers vallonnements ou les brutales ruptures des bords du causse, ouvraient sur d’immenses perspectives. Pour tout dire ce paysage, aux variations climatiques brutales, de la chaleur extrême au froid vif, convenait parfaitement au romantisme poétique du jeune homme que j’étais partagé entre les pulsions de vie d’un corps en pleine santé et les tentations de mort d’un esprit solitaire en quête de quelque chose qu’il ne parvenait pas vraiment à formuler. Je marchais alors des heures ruminant dans ma tête des fragments d’impressions et de textes que je parachevais ensuite lorsque je rentrais chez moi, travail qui laissait croire à mon père que je travaillais sérieusement les œuvres au concours. Les souvenirs n’importent que si on a quelqu’un avec qui les partager. L’Amour dans l’Âme et La Mort dans l’Âme, les deux premiers recueils que je composais, imprimais et éditais, textes à la fois répétitifs, tournant sans fin, composant quelque chose comme un ruban de Möbius littéraire, plus proches du poème en prose que du roman, étaient les fruits à la fois de ces ressassements, éternelles hésitations psychologiques entre l’amertume et l’enthousiasme et du désir profond de les soumettre à des lecteurs que j’espérais possibles. Je me construisais déjà des souvenirs. Il y a en effet quelque chose de terrible dans l’expression « plus jamais », un irréversible qui, comme son bain révèle l’image d’une photo argentique, révèle le doigt de la mort posé en spectre sur toute activité humaine. Ce que je m’efforçais de traduire alors était l’infini des sensations et des sentiments dans un cadre et un récit somme toute sommaire. Je dois dire que j’étais assez fier du résultat et je ne doutais pas que ces textes, parce que notamment ils parlaient du rapport à un paysage que tous les habitants de la ville devaient partager, sauraient trouver leur public.
Je les tirais à cent exemplaires chacun, en donnais un à ma professeur de français, un autre à la bibliothécaire du lycée qui ne cacha pas qu’elle ne savait qu’en faire et j’en déposais une cinquantaine chez Raymond Lachance qui les accueillit avec joie et mit aussitôt un exemplaire de chaque dans ce qui lui tenait lieu de vitrine avec une petite annonce : « Derniers ouvrages d’un jeune mendois ». Il ne me restait plus qu’à attendre un peu, mais je ne doutais pas du succès.

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