mardi 10 octobre 2023

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C’est une matinée d’été, il est autour de six heures, des gouttes de soleil cascadent de feuilles en feuilles et se brisent sur les frétillements de la surface du ruisseau. Tantôt les pieds dans l’eau, tantôt sur les tapis d’herbes tendres ou de mousses, entourés du grésillement de nuées de mouches, nous marchons très lentement dans des odeurs fraîches d’herbes, évitons de faire du bruit, de perturber les oiseaux dont les chants intermittents se relaient comme pour signaler notre présence. Il fait extraordinairement beau mais le poids de la chaleur n’a pas encore réussi à crever la voûte des arbres qui, enfermant l’étroit vallon du petit ruisseau, en fait un lieu hors du monde et presque impénétrable. Je suis seul avec mon grand-père, ce qui est assez rare. Je dois avoir neuf ou dix ans et il a accepté de m’emmener avec lui à la pêche, à ses horaires, ceux qu’il juge favorables. Mon grand père a la réputation d’être un excellent pêcheur, de ramener presque autant de truites qu’il le désire. Mais c’est aussi un excellent gestionnaire des ressources de la nature car il ne prend jamais plus de poisson que nécessaire et se constitue comme des réserves sachant qu’en tel ou tel lieu il y a un nombre précis de poissons qui peuvent être capturés. Si ce lieu semble familier à mon grand-père qui zigzague sans difficulté entre les buissons, les ronces et les orties qui font du cours de ce ruisseau comme un lieu sauvage, j’ai l’impression de participer à quelque chose comme l’aventure d’une exploration. La pente est assez forte, le ruisseau sautille de roches en roches, tantôt s’emballant, tantôt se reposant sur une portion de terre plus plate formant alors comme autant de petites cuvettes où l’eau, jouant avec la lumière et toute sa transparence, fait la belle. Pour mon grand père, la pêche est un sport qui ne se pratique qu’à la mouche car toute autre méthode lui paraît presque déshonorante pour celui qui la pratique et s’il a consenti à me doter d’une petite canne de lancer ce n’est que parce qu’il me pense trop jeune pour accéder à la pêche que lui pratique. Tout en étant heureux que je veuille pratiquer la pêche, il se doute d’ailleurs que je ne prendrai rien et ne m’autorise à lancer le leurre qu’il m’a choisi que dans les endroits où il ne peut pas, à cause de la trop grande densité de feuillages, faire fouetter sa canne et projeter la mouche en plume d’un variété de coqs qu’il appelle les coqs de pêche, dont après avoir minutieusement choisi la couleur en fonction de ce qu’il estimait devoir être la météo, il avait patiemment fabriqué son leurre. Je suis très heureux d’être avec lui, j’ai l’impression d’être soudain devenu presque un adulte en découvrant pas à pas ce tunnel de verdure dans lequel il m’entraîne. Tout est nouveau pour moi : le lieu que je ne connaissais pas et qui deviendra par la suite un de mes terrains de jeu préféré, l’heure matinale, le silence musical de la nature, les petits bruits et frottement qui, à l’insu de ma vue, se perçoivent dans l’herbe et je respire à plein poumon retenant cependant ma respiration de peur de faire le moindre bruit qui pourrai alerter les truites ou un oiseau dont les mouvements et les cris pourraient les prévenir. Mon grand père, mégot de cigarette toujours collé au coin droit de ses lèvres ne me parle pas, me fait simplement de temps en temps un signe pour me ralentir, me dire d’arrêter ou d’approcher, me montrer un passage que je n’avais pas vu. Il sait où il va et je le suis aveuglément éprouvant pour lui une confiance totale car c’est lui qui m’éduqua à la nature, qui me fait découvrir, des herbes, des plantes, des fruits, des vairons, des goujons, des têtards, des alevins de truite. Et soudain, grâce à lui, grâce à ses mots, le monde dans lequel je respire et pense prend un sens véritable.

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