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Bien qu’en ayant l’habitude depuis de nombreuses années et vivant dans une solitude confortable et douillette, je ne peux tout à fait me résigner à agir, n’existant plus guère que dans le souvenir, en quelque sorte, sur les marges du monde vivant et ce d’autant que ma mémoire loin d’être un puzzle dont les pièces après un temps plus ou moins long finissent par s’emboîter pour former une image cohérente, est un jeu de cubes colorés dont rien n’indique où chacun a sa place et qui permet ainsi de constituer une infinité d’images dont certaines sont contradictoires. À peine ai-je écrit un épisode de ma vie que d’autres fragments, alors revenus, tendent à me faire douter de l’exactitude de ce que je viens de rapporter. Il me semble que j’étais presque amoureux de Roger, mais à cette époque je ne savais pas encore ce qu’était l’amour qui ne se manifeste que dans un abandon hystérique à celle — ou celui — qui en est l’objet. Mon amitié pour Roger était forte mais je dois reconnaître qu’elle n’était pas exclusive et qu’il y avait entre nous rien de cette sexualité aliment indispensable d’un vrai sentiment d’amour. Nous avions besoin l’un de l’autre, nous passions de longues heures à discuter de choses et d’autres, à nous inventer des aventures mais dans tout cela n’entrait aucun désir.
Ma vie sexuelle, alors naissante, était en effet ailleurs. J’ai déjà dit que j’étais le plus jeune de ma classe et, comme tel, j’étais constamment confronté aux allusions plus ou moins explicites de garçons qui découvraient les réalités de leur sexe en dehors du continent encore inconnu des filles qu’ils brûlaient d’explorer mais dont, pourtant, l’approche réelle les effrayait. Le sexe était à la fois une promesse et une menace notamment parce que ceux d’entre nous qui étaient croyants étaient sans cesse prévenus par leurs confesseurs sur les dangers de la masturbation qui pouvait les rendre fous. Loin de les en dissuader, ces admonestations permanentes avaient l’attrait du fruit défendu car chacun sentait bien que le plaisir était l’interdit absolu or, le paradis ou l’enfer n’étant que des abstractions bien lointaines, il n’en était que plus désirable. Le sexe était donc au centre de nombreuses conversations de récréation, les plus hardis se vantant d’exploits dont aucun des autres n’étaient dupes mais qui créaient cependant un univers de fantasmes entretenus parfois par la circulation discrète d’images érotiques que les externes pouvaient s’être procurées dans les bibliothèques plus ou moins discrètes de leurs parents. L’un d’entre nous, fils du principal pharmacien de la ville, s’était ainsi emparé d’un vieux volume de Gamiani (dont je n’appris que beaucoup plus tard qu’il était un pseudonyme de cet Alfred de Musset dont nous étudions certains poèmes en classe) intitulé « Deux nuits d’excès », illustré par Deveria d’images absolument explicites qui nous laissaient rêveurs tant elles dépassaient ce que nous étions capables d’imaginer par nous-mêmes. Pour pouvoir le consulter, certains n’hésitaient pas à payer en friandises diverses sa possession temporaire. Un autre, je crois qu’il s’agissait de, Ramour, fils d’un professeur de lettres, nous lut ainsi un jour quelques passages des « historiettes » de Sade qu’il avait sélectionnés dans le secret de sa chambre. Si les images nous laissaient rêveurs et quelque peu perplexes, les mots, eux, développaient notre imagination et nous laissaient entrevoir un monde que certains, le manifestant souvent par des rires, des sourires imbéciles ou des gestes équivoques, disaient connaître mais qui restait pour moi au-delà d’une frontière que, bien qu’en ayant de plus en plus envie, je n’avais pas encore franchie.
Ma vie sexuelle, alors naissante, était en effet ailleurs. J’ai déjà dit que j’étais le plus jeune de ma classe et, comme tel, j’étais constamment confronté aux allusions plus ou moins explicites de garçons qui découvraient les réalités de leur sexe en dehors du continent encore inconnu des filles qu’ils brûlaient d’explorer mais dont, pourtant, l’approche réelle les effrayait. Le sexe était à la fois une promesse et une menace notamment parce que ceux d’entre nous qui étaient croyants étaient sans cesse prévenus par leurs confesseurs sur les dangers de la masturbation qui pouvait les rendre fous. Loin de les en dissuader, ces admonestations permanentes avaient l’attrait du fruit défendu car chacun sentait bien que le plaisir était l’interdit absolu or, le paradis ou l’enfer n’étant que des abstractions bien lointaines, il n’en était que plus désirable. Le sexe était donc au centre de nombreuses conversations de récréation, les plus hardis se vantant d’exploits dont aucun des autres n’étaient dupes mais qui créaient cependant un univers de fantasmes entretenus parfois par la circulation discrète d’images érotiques que les externes pouvaient s’être procurées dans les bibliothèques plus ou moins discrètes de leurs parents. L’un d’entre nous, fils du principal pharmacien de la ville, s’était ainsi emparé d’un vieux volume de Gamiani (dont je n’appris que beaucoup plus tard qu’il était un pseudonyme de cet Alfred de Musset dont nous étudions certains poèmes en classe) intitulé « Deux nuits d’excès », illustré par Deveria d’images absolument explicites qui nous laissaient rêveurs tant elles dépassaient ce que nous étions capables d’imaginer par nous-mêmes. Pour pouvoir le consulter, certains n’hésitaient pas à payer en friandises diverses sa possession temporaire. Un autre, je crois qu’il s’agissait de, Ramour, fils d’un professeur de lettres, nous lut ainsi un jour quelques passages des « historiettes » de Sade qu’il avait sélectionnés dans le secret de sa chambre. Si les images nous laissaient rêveurs et quelque peu perplexes, les mots, eux, développaient notre imagination et nous laissaient entrevoir un monde que certains, le manifestant souvent par des rires, des sourires imbéciles ou des gestes équivoques, disaient connaître mais qui restait pour moi au-delà d’une frontière que, bien qu’en ayant de plus en plus envie, je n’avais pas encore franchie.
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