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Le lendemain je me demandais ce qui allait se passer, je ne regardais aucun de mes camarades de dortoir en face craignant la catastrophe que ne pouvait manquer de provoquer un vague sentiment de culpabilité. Dans mon esprit de jeune adolescent, le sexe avait quelque chose de sale dont on ne pouvait pas parler sans risques. Enfant de la campagne, je n’en ignorai pourtant pas grand chose, mais je n’y avais encore jamais goûté et cela faisait toute la différence. Dans les livres que j’avais lu sur l’enfance, la sexualité était la grande absente : les enfants n’avaient pas de sexe ou, s’ils en avaient un, ils le cachaient bien.
Je passais toute la journée dans un sentiment mélangé d’inquiétude réelle et de vague espoir. Inquiétude que le garçon qui m’avait si gentiment forcé ne soit un des grands du dortoir et que ce qu’il m’avait fait subir ne soit qu’une sorte de bizuthage dont il allait se vanter à tous ses camarades me désignant ainsi aux yeux de tous les autres comme ce « pédé » qui était pour nous, même si nous n’avions qu’une vague idée de ce qu’il signifiait, l’injure suprême ; vague espoir que mon partenaire si furtif se dévoilerait à moi d’une façon ou d’une autre installant entre nous une complicité qui ne serait qu’à nous et je ne pus m’empêcher d’essayer d’imaginer quel de mes camarades de collège il pouvait être. Moi d’habitude si attentif — car même quand je rêvais en classe, j’adoptais une posture, regard fixe, buste droit, main prenant des notes, qui laissait croire que j’étais totalement présent aux discours du professeur — je fus, en mathématiques, rappelé à l’ordre par M. Rotrou : « Eh bien, Roman, vous rêvez ? Que se passe-t-il ? C’est bien la première fois que ça vous arrive… » et, provoquant l’hilarité de toute la classe et me faisant rougir : « vous êtes bien jeune pour être amoureux… venez au tableau, ça vous remettra les pieds sur terre. » Rien ne se passa de la journée. Le soir venu, allant au dortoir, je n’étais pas plus avancé que le matin. Un peu rassuré car il semblait que personne n’avait parlé ni ne m’avait désigné aux autres, je me couchais dans une vague attente et j’avoue avoir au quelque mal à m’endormir. Pourtant, rien ne se passa. Pas plus d’ailleurs que les nuits qui suivirent. Je ne sus jamais quel était celui qui avait eu l’audace de m’apprendre ce qu’était le plaisir.
Je dois maintenant avouer que ce mystère a hanté toute ma vie et qu’il m’arrive encore de me demander quel est ce garçon qui était venu une nuit dans mon lit et pourquoi il n’y revint jamais. Je m’inventai toutes sortes d’attitudes psychologiques : il était très catholique et avait eu honte de son audace, il avait trouvé un partenaire de jeux érotiques qui lui semblait plus efficace que je ne l’avais été, il était tombé amoureux d’un autre garçon et ne voulait pas se distraire avec moi, il était timide et effrayé du cran dont il avait fait preuve cette nuit-là, il s’était tout simplement trompé de lit… Autant de situations qui me faisaient inventer des romans pendant que, tristement, comme d’autres garçons du dortoir dont les bruits ne trompaient pas, je me caressai de tempe en temps tout seul.
Je m’interroge sur la vérité, la vérité des faits, la vérité littéraire des faits… Les faits sont les faits, ils sont, mais que sont-ils dès qu’on les énonce. Cette anecdote a-t-elle marqué ma vie — et de quelle façon ? — au point que je ne l’ai jamais oubliée ? Suis-je ce que je suis parce que cet événement infime a eu lieu ? Je suis en effet entré ainsi dans un monde du romanesque où tout est possible et où, à n’importe quel moment, le mystère peut s’installer.
Je passais toute la journée dans un sentiment mélangé d’inquiétude réelle et de vague espoir. Inquiétude que le garçon qui m’avait si gentiment forcé ne soit un des grands du dortoir et que ce qu’il m’avait fait subir ne soit qu’une sorte de bizuthage dont il allait se vanter à tous ses camarades me désignant ainsi aux yeux de tous les autres comme ce « pédé » qui était pour nous, même si nous n’avions qu’une vague idée de ce qu’il signifiait, l’injure suprême ; vague espoir que mon partenaire si furtif se dévoilerait à moi d’une façon ou d’une autre installant entre nous une complicité qui ne serait qu’à nous et je ne pus m’empêcher d’essayer d’imaginer quel de mes camarades de collège il pouvait être. Moi d’habitude si attentif — car même quand je rêvais en classe, j’adoptais une posture, regard fixe, buste droit, main prenant des notes, qui laissait croire que j’étais totalement présent aux discours du professeur — je fus, en mathématiques, rappelé à l’ordre par M. Rotrou : « Eh bien, Roman, vous rêvez ? Que se passe-t-il ? C’est bien la première fois que ça vous arrive… » et, provoquant l’hilarité de toute la classe et me faisant rougir : « vous êtes bien jeune pour être amoureux… venez au tableau, ça vous remettra les pieds sur terre. » Rien ne se passa de la journée. Le soir venu, allant au dortoir, je n’étais pas plus avancé que le matin. Un peu rassuré car il semblait que personne n’avait parlé ni ne m’avait désigné aux autres, je me couchais dans une vague attente et j’avoue avoir au quelque mal à m’endormir. Pourtant, rien ne se passa. Pas plus d’ailleurs que les nuits qui suivirent. Je ne sus jamais quel était celui qui avait eu l’audace de m’apprendre ce qu’était le plaisir.
Je dois maintenant avouer que ce mystère a hanté toute ma vie et qu’il m’arrive encore de me demander quel est ce garçon qui était venu une nuit dans mon lit et pourquoi il n’y revint jamais. Je m’inventai toutes sortes d’attitudes psychologiques : il était très catholique et avait eu honte de son audace, il avait trouvé un partenaire de jeux érotiques qui lui semblait plus efficace que je ne l’avais été, il était tombé amoureux d’un autre garçon et ne voulait pas se distraire avec moi, il était timide et effrayé du cran dont il avait fait preuve cette nuit-là, il s’était tout simplement trompé de lit… Autant de situations qui me faisaient inventer des romans pendant que, tristement, comme d’autres garçons du dortoir dont les bruits ne trompaient pas, je me caressai de tempe en temps tout seul.
Je m’interroge sur la vérité, la vérité des faits, la vérité littéraire des faits… Les faits sont les faits, ils sont, mais que sont-ils dès qu’on les énonce. Cette anecdote a-t-elle marqué ma vie — et de quelle façon ? — au point que je ne l’ai jamais oubliée ? Suis-je ce que je suis parce que cet événement infime a eu lieu ? Je suis en effet entré ainsi dans un monde du romanesque où tout est possible et où, à n’importe quel moment, le mystère peut s’installer.
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