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Rien n’est jamais vraiment prévisible, rien non plus n’est jamais vraiment imprévisible : je savais que mon père demandait son transfert à Mende, je savais qu’il l’obtiendrait un jour. J’ignorais quand, j’ignorais l’importance que ce changement allait avoir pour moi. J’en fus d’abord heureux comme un enfant qui se réjouit de retrouver le giron de sa mère puis, après avoir vérifié qu’il y avait toujours sa place, ne tarde pas à en éprouver la contrainte et ne désire que de s’en affranchir. Je m’étais habitué à l’internat, j’y avais fait ma place et, sans donner à la découverte érotique qu’il m’avait valu plus d’importance qu’elle n’en avait, j’y étais devenu plus autonome, plus responsable de mes désirs et de mes comportements. En quelque sorte, sans exagérer l’importance du terme, j’étais devenu sinon adulte, du moins adolescent. On ne mesure bien l’importance que les choses ont pour nous que lorsque on les perd. Après des vacances rituelles — Carmaux, famille, aménagement dans le nouveau logement de mon père au-dessus de l’école primaire de garçon — je revins au lycée avec une nostalgie certaine car je n’y retrouvais plus cette complicité des pensionnaires qui nous distinguait des externes. D’une certaine façon mes anciens condisciples me considéraient comme un traître et je n’étais pas loin d’être de leur avis. Cependant, au bout de quelques semaines, ce sentiment s’estompa et je devins un externe banal comme tous les autres. Ce fut le début d’une longue séquence d’années toutes semblables les unes aux autres : j’étais toujours un très bon élève, je m’ennuyai toujours autant en classe, je connus quelques autres expériences érotiques d’abord avec des garçons puis, timidement, plus superficiellement avec quelques filles mais rien de remarquable, je n’étais amoureux ni des unes ni des autres. Mon amitié avec Roger Grotrou était toujours aussi exclusive tout en restant absolument chaste comme si j’avais séparé ma vie en deux : l’érotisme comme activité glandulaire d’une part et l’amitié comme activité sentimentale. Manque de maturité certainement, l’osmose ne se fit pas.
J’aimais de plus en plus la littérature, la petite ville où j’habitais manquait complètement de distractions mais elle avait cependant une bibliothèque, je passais des journées entières plongé dans mes lectures, dévorant, dans un désorde intellectuel absolu, tout ce qui me tombait sous la main aussi bien « Les bijoux indiscrets » de Diderot que « Les frères Karamazov » de Dostoïevsky ou « Que ma joie demeure » de Jean Giono. Tout cela faisait dans ma tête un mélange détonnant de mots, de styles, de sons, d’invention… et me donnait une boulimie de désirs. Après le latin, je me mis à l’allemand, puis au grec, j’aurais aimé apprendre le russe si cela avait été possible dans mon petit lycée de province. Je devenais un être de langue et je n’étais pas loin de croire que l’univers n’était fait que de mots, que tout ce que contenaient les livres était le réel qui n’existait qu’autant qu’il était énoncé : « La réalité essaie toujours d'imiter l'imagination de l'homme dont elle émane. » dit Lawrence Durrell dans Balthazar. Aussi, je sais maintenant que je suis davantage fait de phrases que de chair et d’os, produit de mes innombrables lectures davantage que de mon vécu. Je suis un centon, un agrégat de citations qui font de ma pensée un pot-pourri d’énoncés qui, tout en ne m’appartenant pas vraiment, sont devenues constitutives de mon être et devant lesquelles mes expériences personnelles, aussi originales soient-elles, s’effacent à moins, à leur tour, de se transmuer en de nouvelles phrases.
J’aimais de plus en plus la littérature, la petite ville où j’habitais manquait complètement de distractions mais elle avait cependant une bibliothèque, je passais des journées entières plongé dans mes lectures, dévorant, dans un désorde intellectuel absolu, tout ce qui me tombait sous la main aussi bien « Les bijoux indiscrets » de Diderot que « Les frères Karamazov » de Dostoïevsky ou « Que ma joie demeure » de Jean Giono. Tout cela faisait dans ma tête un mélange détonnant de mots, de styles, de sons, d’invention… et me donnait une boulimie de désirs. Après le latin, je me mis à l’allemand, puis au grec, j’aurais aimé apprendre le russe si cela avait été possible dans mon petit lycée de province. Je devenais un être de langue et je n’étais pas loin de croire que l’univers n’était fait que de mots, que tout ce que contenaient les livres était le réel qui n’existait qu’autant qu’il était énoncé : « La réalité essaie toujours d'imiter l'imagination de l'homme dont elle émane. » dit Lawrence Durrell dans Balthazar. Aussi, je sais maintenant que je suis davantage fait de phrases que de chair et d’os, produit de mes innombrables lectures davantage que de mon vécu. Je suis un centon, un agrégat de citations qui font de ma pensée un pot-pourri d’énoncés qui, tout en ne m’appartenant pas vraiment, sont devenues constitutives de mon être et devant lesquelles mes expériences personnelles, aussi originales soient-elles, s’effacent à moins, à leur tour, de se transmuer en de nouvelles phrases.
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