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Je n’ai jamais oublié ce moment qui a, en grande partie, décidé de ma vie. Quant à la rédaction elle-même, celle d’un jeune singe savant qui avait beaucoup lu, je ne l’ai pas conservée l’ayant détruite quelques années plus tard. Mémoire, souvenirs et… mes chansons, heureusement j'ai toujours la collection de mes chansons ainsi que la plupart des disques de mon père. Étrange comme ce rapport au son change le contenu, autant je lis de moins en moins, autant j'ai, de plus en plus, autour de moi, quelque chanson qui emplit l'espace. Je ne les écoute pas vraiment, je les entend et ça fait toute la différence, n'est-ce pas aussi refuser de s'affronter au temps ? Je suis ainsi tout d’intérieur, ne vis plus aucune aventure, dehors le monde a son poids, son soleil, son odeur, ses règles de vie, ses événements minuscules. Complètement immergé dans mes mondes, je n’ai pas la curiosité pour autrui ni la disponibilité nécessaire pour se faire des amis. Je marche dans mon espace propre ignorant ce qui pourrait advenir, insensible au bruit des villes, parfois même à celui du vent. Partagé entre la fouille de ma mémoire et l’inanité du présent, j’ai des moments de doute, cherche, me cherche dans le puzzle de mes livres, me demande ce qui aurait pu être et n’a pas été, où ma trajectoire a bifurqué. Je pèse le temps au poids silencieux de choses inutiles, à l’évidence de leurs places et leurs rôles, à leurs finalités, mais rien ne peut épuiser le trop plein de vide de mon réel. Mon âge m’a-t-il à ce point détaché du monde que je ne sais plus distinguer entre ce que je fais, ce qui me prolonge et ce qui me détruit ? Dans ce temps désormais immobile, j’ai peur de ce que je suis, de ce que j’ai été. Mes pas ne me portent désormais que dans les dédales invisibles de mon espace mental, mes jours ont une tendance mystique car rien, jamais, ne me mènera plus à rien qu’à moi-même. Il m’arrive de plus en plus souvent, sous prétexte de rangement — comme si je devais laisser mon univers en ordre avant de quitter ce monde — de fouiller dans le désordre d’objets et de documents qui se sont accumulées dans cette maison qui ressemble de plus en plus à une vieille grande brocante.
C’est ainsi que j’ai retrouvé hier une boîte de chaussure pleine de photos de ma jeunesse d’où jaillit la lave brûlante des souvenirs. Je croyais avoir oublié tel ou tel visage, ne plus savoir qui était qui, pourtant il a suffi que je retrouve leurs anciennes images pour que des coulées d’événements se reconstituent dans mon cerveau. Étrange comme un point d’entrée dans le réseau permet que l’écheveau entier se dévide. Je n’ai ainsi pas pu m’empêcher de regarder longtemps deux photos « scolaires » pleines de noms et de faits. Sur l’une d’elle une vingtaine de gamins dans la position classique des photos de classe où j’ai retrouvé presque tous les noms de ces enfants que j’ai perdu de vie il y a près de quatre vingt ans : le timide petit Fabre, l’inquiet Baffy au visage rondouillard, Soutou le sportif, Meissonier le rebelle, Cardel le jeune fumiste fils de pharmacien, la tête de fouine de Boyer… À chacun d’entre eux était attaché comme une étiquette un ou plusieurs événements précis qui revivaient soudain ravivant une nostalgie douloureuse. Ainsi tout ceci que j’avais refoulé, tout ce qui m’avait fait avait bien été réel, m’avait, un temps, donné des raisons de vivre et, au fond, je m’étais construit sur ces ruines car la vie exige qu’on ne regarde pas en arrière et si je peux le faire aujourd’hui c’est que la mienne est derrière moi.
C’est ainsi que j’ai retrouvé hier une boîte de chaussure pleine de photos de ma jeunesse d’où jaillit la lave brûlante des souvenirs. Je croyais avoir oublié tel ou tel visage, ne plus savoir qui était qui, pourtant il a suffi que je retrouve leurs anciennes images pour que des coulées d’événements se reconstituent dans mon cerveau. Étrange comme un point d’entrée dans le réseau permet que l’écheveau entier se dévide. Je n’ai ainsi pas pu m’empêcher de regarder longtemps deux photos « scolaires » pleines de noms et de faits. Sur l’une d’elle une vingtaine de gamins dans la position classique des photos de classe où j’ai retrouvé presque tous les noms de ces enfants que j’ai perdu de vie il y a près de quatre vingt ans : le timide petit Fabre, l’inquiet Baffy au visage rondouillard, Soutou le sportif, Meissonier le rebelle, Cardel le jeune fumiste fils de pharmacien, la tête de fouine de Boyer… À chacun d’entre eux était attaché comme une étiquette un ou plusieurs événements précis qui revivaient soudain ravivant une nostalgie douloureuse. Ainsi tout ceci que j’avais refoulé, tout ce qui m’avait fait avait bien été réel, m’avait, un temps, donné des raisons de vivre et, au fond, je m’étais construit sur ces ruines car la vie exige qu’on ne regarde pas en arrière et si je peux le faire aujourd’hui c’est que la mienne est derrière moi.
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