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En octobre 1935, à peine douze ans, j’entrais en classe de quatrième et les événements qui, cette année-là, furent particulièrement importants ne furent ni l’entrée en guerre de l’Italie en octobre, ni la restauration de la monarchie grecque, ni l’installation d’une base secrète d’essais d’armes chimiques et biologiques en Algérie, près de Beni Oufni car je ne savais à peu près rien de ce qui se passait dans le monde celui-ci étant globalement restreint au canton de Mende, le reste relevant, comme me paraissait alors tout enseignement, d’un savoir sans conséquences dans ma réalité.
Que mon père fut, pour cette rentrée, nommé directeur d’école eut, pour moi beaucoup plus de conséquences. Cependant je n’ignore pas que recréée par les mensonges du souvenir, toute autobiographie est une imposture. Il y a certainement une distance entre ce que j’ai réellement vécu et ce que je rapporte ici pourtant ce que je rapporte, ici, aujourd’hui, est l’actualité la plus sincère de mes souvenirs. Curieuse expression en effet que « raconter ses mémoires »… Ma mère ne s’était jamais habituée à vivre à la ville, fille de la campagne, la simplicité des gens, la possibilité de pouvoir aller sans protocole chez les uns et les autres, la vie au grand air au milieu des près, des champs, des marais et des bois, ce sentiment de faire corps avec le monde qui l’enserrait et la protégeait, tout cela lui manquait. Peu éduquée, peu cultivée, sans grande conversation, usant d’expressions curieuses et insolites comme « ça se tient bien » quand on lui demandait comment elle trouvait un plat nouveau ou gastronomique, ou « le couteau te tend les bras » pour dire que ce que je ne trouvais pas était sous mes yeux, elle s’était peu à peu isolée. La promotion de mon père n’arrangea pas les choses car s’il fut désormais appelé à rencontrer quelques petits notables de la ville, à paraître comme un personnage important aux yeux de la plupart des parents d’élèves, elle se sentait exclue de ce monde. Peu à peu elle marchait vers la dépression et je pense même, du moins certains indices me le firent alors penser, qu’elle buvait de temps en temps en cachette. Si elle n’était jamais ivre, elle n’en était pas moins perdue dans la brume de pensées vagues passant le plus clair de son temps d’automne et d’hiver près de la cheminée, affalée dans un vieux fauteuil de velours à parcourir sans grand intérêt le journal quotidien qu’achetait mon père ou à écouter Lys Gauty, Suzy Solidor ou le duo Charles Trenet – Johny Hess sur le Poste parisien qu’elle n’éteignait pratiquement jamais. Le printemps et l’été la faisaient s’installer au soleil sur notre petit balcon donnant sur la cour de l’école. Ma mère s'enfermait alors chaque jour un peu plus dans son malheur, elle portait une tristesse âcre, lourde, oppressante qui nous enveloppait comme un épais brouillard d'automne. Notre vie de famille s’en ressentait quelque peu et je n’y trouvais plus vraiment le cocon qui jusque là m’avait protégé des vicissitudes du monde. J’aspirais à autre chose, même si je ne savais pas encore vraiment à quoi. J’appris ainsi à connaître cette solitude dans laquelle les autres, même les plus proches, nous abandonnent, eux mêmes clos dans leur propre isolement sur ce long chemin qui mène à leur disparition.
Les conséquences des faits sont souvent imprévisibles mais peut-être — sûrement même — est-ce pour cela que cette année scolaire 1934-1935 fut sans aucun doute une des plus importantes de ma vie d’adolescent. Ce fut en effet une année d’initiations, de confrontation à des individus inattendus comme à des événements imprévus qui me firent soudain entrapercevoir la richesse inouïe du monde.
Que mon père fut, pour cette rentrée, nommé directeur d’école eut, pour moi beaucoup plus de conséquences. Cependant je n’ignore pas que recréée par les mensonges du souvenir, toute autobiographie est une imposture. Il y a certainement une distance entre ce que j’ai réellement vécu et ce que je rapporte ici pourtant ce que je rapporte, ici, aujourd’hui, est l’actualité la plus sincère de mes souvenirs. Curieuse expression en effet que « raconter ses mémoires »… Ma mère ne s’était jamais habituée à vivre à la ville, fille de la campagne, la simplicité des gens, la possibilité de pouvoir aller sans protocole chez les uns et les autres, la vie au grand air au milieu des près, des champs, des marais et des bois, ce sentiment de faire corps avec le monde qui l’enserrait et la protégeait, tout cela lui manquait. Peu éduquée, peu cultivée, sans grande conversation, usant d’expressions curieuses et insolites comme « ça se tient bien » quand on lui demandait comment elle trouvait un plat nouveau ou gastronomique, ou « le couteau te tend les bras » pour dire que ce que je ne trouvais pas était sous mes yeux, elle s’était peu à peu isolée. La promotion de mon père n’arrangea pas les choses car s’il fut désormais appelé à rencontrer quelques petits notables de la ville, à paraître comme un personnage important aux yeux de la plupart des parents d’élèves, elle se sentait exclue de ce monde. Peu à peu elle marchait vers la dépression et je pense même, du moins certains indices me le firent alors penser, qu’elle buvait de temps en temps en cachette. Si elle n’était jamais ivre, elle n’en était pas moins perdue dans la brume de pensées vagues passant le plus clair de son temps d’automne et d’hiver près de la cheminée, affalée dans un vieux fauteuil de velours à parcourir sans grand intérêt le journal quotidien qu’achetait mon père ou à écouter Lys Gauty, Suzy Solidor ou le duo Charles Trenet – Johny Hess sur le Poste parisien qu’elle n’éteignait pratiquement jamais. Le printemps et l’été la faisaient s’installer au soleil sur notre petit balcon donnant sur la cour de l’école. Ma mère s'enfermait alors chaque jour un peu plus dans son malheur, elle portait une tristesse âcre, lourde, oppressante qui nous enveloppait comme un épais brouillard d'automne. Notre vie de famille s’en ressentait quelque peu et je n’y trouvais plus vraiment le cocon qui jusque là m’avait protégé des vicissitudes du monde. J’aspirais à autre chose, même si je ne savais pas encore vraiment à quoi. J’appris ainsi à connaître cette solitude dans laquelle les autres, même les plus proches, nous abandonnent, eux mêmes clos dans leur propre isolement sur ce long chemin qui mène à leur disparition.
Les conséquences des faits sont souvent imprévisibles mais peut-être — sûrement même — est-ce pour cela que cette année scolaire 1934-1935 fut sans aucun doute une des plus importantes de ma vie d’adolescent. Ce fut en effet une année d’initiations, de confrontation à des individus inattendus comme à des événements imprévus qui me firent soudain entrapercevoir la richesse inouïe du monde.
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