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On dit souvent que la vieillesse est un retour à l'enfance et si cette affirmation n'est, pour l'essentiel, que métaphorique, il n'en demeure pas moins que ce matin, je me suis réveillé avec mon œil gauche collé par du liquide lacrymal séché, par ces grains semblables sous les doigts à des grains de sucre, comme cela m'arrivait souvent dans les petits matins glacials de ma chambre d'enfant. Ces yeux collés, la sensation étrange d'une paupière qui ne parvient pas à s'ouvrir, la perception sous les doigts d'une matière légèrement gluante qui colle les cils et dans laquelle sont comme de petits grains séchés, les doigts qui nettoient les paupières, l'œil qui s'ouvre lentement pendant que le cerveau s'éveille, m'ont remis en mémoire mes petits matins d'écolier, l'odeur de chocolat chaud, de tartine grillée et de beurre fondu qui passaient de la cuisine à ma chambre quand je n'attendais plus que la voix de ma mère poussant ma porte, s'approchant doucement de mon lit pour déposer avec une grande douceur un baiser sur mon front dont elle écartait les cheveux et disant: "bonjours chéri, viens déjeuner, il est l’heure, c'est prêt…"
Essayer de me souvenir de ma vie, c’est s’obliger à la répéter car, à mon âge, répéter est, d’une façon certaine, être certain d’être encore en vie. Répéter. Toute répétition exacte, précise, minutieuse est impossible. Je m’en rends bien compte, ma mémoire, pleine d’absences, se contente de traces, d’a peu près, d’approximations ; or l’imagination est un fauve à l’affût. Essayer de se souvenir c’est, définitivement, douloureusement, échouer à se répéter, accepter son impuissance dans le temps. La fouille active de ma mémoire, nécessitée par l’écriture de mon esquisse d’autobiographie, semble, dans mon cerveau réactiver quelques uns de ces circuits neuronaux que, si l’on en croit les scientifiques, les événements de la vie forment incessamment. Depuis quelques temps en effet, je me réveille sur des rêves qui brassent une pâte qui, au fur et à mesure de son travail, homogénéise des ingrédients variés, des personnages et des faits de mon passé avec d’autres composants purement imaginaires m’obligeant à m’interroger sur leur nature, leur signification réelle ou symbolique et la raison de leur apparition cette nuit-là plutôt qu’une autre de sorte que mes lendemains, de plus en plus, se construisent de passé. Se souvenir est ainsi un acte volontaire qui occupe tout l’espace de la pensée. Depuis que j’ai décidé de commencer ce livre, je me souviens, je me souviens de tant de choses, d’odeurs et d’événements qu’il ne me faudrait pas qu’un livre mais composer un rayon entier de bibliothèque. Malgré mes désirs, il faut choisir, trancher : ici commencera la deuxième partie de ma vie.
Après la paix de mon enfance protégée dans les clôtures du monde restreint et agraire d’un village perdu d’un département perdu, je ne l’aborde pas sans une certaine réticence : du jour au lendemain tout, en effet, a changé et, parce que je m’identifiais totalement au monde de mes premières années, la rupture fut totale qui m’obligea, souvent assez douloureusement, à me réinventer. Mon père fut la cause de sa brutalité. Instituteur, pédagogue dans l’âme, rescapé de la grande guerre, il avait mis en moi, son aîné, toute sa confiance en l’avenir. J’étais en quelque sorte le garant du monde qu’il voulait voir advenir. Aussi, grâce à toute son attention, j’étais son meilleur élève. En juin 1931, avec deux ans d’avance sur l’âge normal, il décida de me présenter au concours d’entrée en sixième.
Je fus reçu deuxième de tout le département de la Lozère.
Essayer de me souvenir de ma vie, c’est s’obliger à la répéter car, à mon âge, répéter est, d’une façon certaine, être certain d’être encore en vie. Répéter. Toute répétition exacte, précise, minutieuse est impossible. Je m’en rends bien compte, ma mémoire, pleine d’absences, se contente de traces, d’a peu près, d’approximations ; or l’imagination est un fauve à l’affût. Essayer de se souvenir c’est, définitivement, douloureusement, échouer à se répéter, accepter son impuissance dans le temps. La fouille active de ma mémoire, nécessitée par l’écriture de mon esquisse d’autobiographie, semble, dans mon cerveau réactiver quelques uns de ces circuits neuronaux que, si l’on en croit les scientifiques, les événements de la vie forment incessamment. Depuis quelques temps en effet, je me réveille sur des rêves qui brassent une pâte qui, au fur et à mesure de son travail, homogénéise des ingrédients variés, des personnages et des faits de mon passé avec d’autres composants purement imaginaires m’obligeant à m’interroger sur leur nature, leur signification réelle ou symbolique et la raison de leur apparition cette nuit-là plutôt qu’une autre de sorte que mes lendemains, de plus en plus, se construisent de passé. Se souvenir est ainsi un acte volontaire qui occupe tout l’espace de la pensée. Depuis que j’ai décidé de commencer ce livre, je me souviens, je me souviens de tant de choses, d’odeurs et d’événements qu’il ne me faudrait pas qu’un livre mais composer un rayon entier de bibliothèque. Malgré mes désirs, il faut choisir, trancher : ici commencera la deuxième partie de ma vie.
Après la paix de mon enfance protégée dans les clôtures du monde restreint et agraire d’un village perdu d’un département perdu, je ne l’aborde pas sans une certaine réticence : du jour au lendemain tout, en effet, a changé et, parce que je m’identifiais totalement au monde de mes premières années, la rupture fut totale qui m’obligea, souvent assez douloureusement, à me réinventer. Mon père fut la cause de sa brutalité. Instituteur, pédagogue dans l’âme, rescapé de la grande guerre, il avait mis en moi, son aîné, toute sa confiance en l’avenir. J’étais en quelque sorte le garant du monde qu’il voulait voir advenir. Aussi, grâce à toute son attention, j’étais son meilleur élève. En juin 1931, avec deux ans d’avance sur l’âge normal, il décida de me présenter au concours d’entrée en sixième.
Je fus reçu deuxième de tout le département de la Lozère.
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