samedi 11 novembre 2023

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L’homme entretient un rapport étrange avec sa mémoire car, à la manière d’un filtre photographique, elle déforme les événements. Je regarde ainsi avec une nostalgie amusée l’angoisse du petit garçon que j’étais devant l’inconnu qui l’attendait et j’ai du mal à croire que ma frayeur fut, à cette époque, aussi intense. Le souvenir déforme les sentiments. Ma mémoire est un cimetière abandonné, mal entretenu, aux tombes en désordre, parfois éventrées, où errent les images de fantômes de souvenirs.
Il me semblait alors que le monde que je devais quitter, celui de mon enfance avec tous les écoliers et les villageois que je fréquentais chaque jour, que je connaissais intimement, avec lesquels j’avais passé neuf ans d’une vie heureuse, m’était indispensable, que je ne saurais vraiment vivre en son dehors, et qu’il hanterait pour toujours mon esprit. Pourtant, quelques années après — sans même parler d’aujourd’hui — ne me restaient plus en mémoire que des images floues. Durant ces dernières vacances, je m’étais juré — j’avais fait promettre à mes parents — de retourner à La Roche autant que possible, dès que possible, persuadé que revoir mes camarades serait toujours une grande joie. La vie qui ne se soucie pas des promesses d’enfant, en a décidé autrement et je ne souviens même plus du nom de tous les écoliers avec lesquels j’ai partagé tant d’aventures minuscules, de jeux inoubliables, de grands secrets dérisoires, d’amitiés éternelles ou d’amours enflammés. La mémoire est une éponge qui efface autant qu’elle absorbe. Ne dit-on pas que si l’homme vivait plus de deux cent ans, il faudrait trouver un moyen de la purger car son cerveau n’aurait pas la capacité de tout absorber ? Pas besoin de vivre deux cent ans pour cela, comme sur un bureau ministériel les événements nouveaux s’empilent sur les anciens jusqu’à ce que la pile s’effondre, mettant du désordre dans cet ordre chronologique et obligeant à faire du vide.
Quoi qu’il en soit, j’ai vécu cet été dans une grande angoisse. J’avais l’impression qu’il me fallait changer de peau ou, plus exactement encore, mourir à ma vie actuelle sans pour autant avoir la certitude d’être capable de revivre dans celle qui m’était promise.
Août s’acheva, nous sommes retournés à La Roche pour une vingtaine de jours car, à cette époque-là, la rentrée était au début d’octobre et, pour m’habituer à la « ville » — si on peut désigner ainsi cette grosse bourgade d’alors moins de 5000 habitants, enserrée dans les murailles virtuelles que constituaient ses boulevards extérieurs circulaire — avait demandé à une de ses connaissances de nous héberger une semaine. Rien n’était déjà plus pareil. Aucun de mes camarades n’avait tenté le concours d’entrée en sixième, un d’entre eux avait réussi le certificat d’étude primaire, réussite qui laissait entrevoir la possibilité de quitter la vie de la campagne pour tenter de devenir facteur ; les autres, dont la plupart des mères étaient veuves, savaient qu’ils allaient devoir reprendre le travail des fermes minuscules de leurs parents. Ils l’envisageaient sans crainte ni surprise. C’était comme ça. Dans ce contexte j’apparaissais déjà comme étranger. C’était un peu comme si je les avais trahis, si je les abandonnais à leur sort : la grande joie que j’avais de retrouver mon village était désormais orpheline.

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