jeudi 7 décembre 2023

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Mes premiers souvenirs, hormis celui étrange du gyroscope (est-ce un symbole du temps qui boucle ?) que j’ai déjà rapportés ici, remontent, me semble-t-il, à ma troisième année. Cette année-là commença en effet ma vrai vie sociale et avec elle un enrichissement des événements et des liens qui ont contribués à me construire une mémoire. Pourtant, rien de continu. La mémoire est une passoire où les trous jouent le rôle le plus important, nous ne nous souvenons que de si peu de choses… Peut-être le faut-il pour avancer et vivre.
Au moins trois ans de perte et sur la totalité de ma vie, je renonce à faire le calcul. En fait, lorsque je creuse mes souvenirs, j’ai l’impression de ne pas avoir vécu, d’avoir traversé ce qu’on appelle la vie à une vitesse excessive ne gardant de son paysage que des images floues, des impressions de perte. Il paraît qu’au moment de sa mort l’homme voit défiler à grande vitesse, mais avec précision, le film de sa vie. Cela viendra peut-être. Qu’en était-il alors que l’homme ne disposait pas de ces prothèses que sont écrits, photos, enregistrements ? Pourtant depuis que je m’efforce de raconter ma vie, de réaliser ce play back que permettent si bien les machines, se produit un phénomène intéressant : je rêve, avec une vraie intensité qui m’incite à penser qu’il s’agit bien de souvenirs et non de fantasmes, des moments anodins mais précis de mon passé.
Mon enfance si calme, si tranquille, si heureuse ne laissait en rien deviner la vie qui fut la mienne, mais il faut en passer par là car c’est en elle que s’est formé l’homme que je suis devenu et que pourtant rien, alors, n’annonçait. Parlant de mon enfance, Inspecteur de ma mémoire, j’essaie de comprendre, cherche des indices susceptibles de me mettre sur une piste. Se peut-il en effet qu’enfance et âge adulte soient deux périodes d’une même vie sans rapport l’une avec l’autre ? Si j’étais un enfant sage, je fus un adulte difficile ; enfant souriant et placide, je devins un homme en colère.
Cette nuit, encore, un rêve : je suis dans une cour d’école, je ne la reconnais pas mais je sais, j’ai la certitude absolue que c’est celle de l’école de mon père. Pourtant, entre la cour et la salle de classe est un escalier de sept ou huit marches formant une arche sous laquelle il est possible pour un enfant de se réfugier. Éveillé, je n’ai aucun souvenir de cet escalier, il me semble au contraire me rappeler que l’entrée dans l’école ne se faisait que par une simple marche, d’où cet escalier peut-il venir ?… Quoi qu’il en soit, je suis sous l’arche formée par cet escalier, vêtu de mon tablier noir d’écolier à liseré rouge. Je ne suis pas seul. Avec moi un autre enfant. Étrangement, aucune image de son visage mais je sais qu’il s’appelle Robert (on l’appelait Robertou comme moi Mauriçou), le dernier enfant de la veuve Bonnal. Robertou porte aussi un tablier d’écolier, mais le sien est gris, chiné de variétés de gris. Sale. Son tablier est toujours sale alors que ma mère change le mien tous les jours. Peu importe mais je sais que son tablier est sale. Nous jouons sous l’escalier. La cour est ensoleillée mais vide. Je n’y vois aucun élève. Personne ne semble s’occuper de nous. Nous jouons avec une colonne de minuscules fourmis noires qui sort du mur de l’école, traverse l’arche et rentre dans un trou à l’arrière de la marche la plus basse. Notre jeu est simple : nous posons nos mains sur le chemin des fourmis et, lorsque une ou plusieurs montent sur nos doigts, nous les avalons en riant comme des fous.
Mes rêves ne sont peut-être que des fragments de souvenirs mais je ne veux pas croire qu’ils annoncent mon inéluctable fin prochaine.

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