dimanche 17 décembre 2023

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Je suis donc né le 31 décembre 1922. Un dimanche. J’ai été baptisé Maurice. Mon père se prénommait Lucien ; Maurice était le frère aîné de mon père, mort à la bataille d’Artois en mai 1915 à l’âge de 21 ans. Tout ainsi était fait pour marquer mon destin de signes funestes. N’aurait-il pas fallu que je parle aussi de cet oncle Maurice dont je n’ai connu que des photos et un portrait ? Un récit échoue toujours à rendre compte du foisonnement de la vie qui part en tous sens. Un récit fait des choix. Je reviendrai peut-être plus tard sur cet oncle Maurice dont mon père parlait de temps en temps mais, pour l’instant, je m’en tiendrai là pour laisser la place à des personnages plus essentiels. Comment en effet éviter la sècheresse des détails qui cernent toute vie. J’aurais aimé vous parler de toutes ces familles que j’ai connues quelques années après et dont j’ai, des années, partagé les vies. Mais il faut avancer, aller vers quelque chose de plus essentiel, approcher enfin de cette naissance autour de laquelle je ne cesse de tourner. Mon père, par exemple, était un grand lecteur. Il faut dire que dans le cul de sac de son village, il n’y avait pas beaucoup de distractions. Il s’était donc abonné à toutes sortes de journaux et de revues qu’il conservait soigneusement et qui se trouvent encore en ma possession. De plus le petit bourgeois de Carmaux, médecin philanthrope sans enfant mais de famille ancienne qui l’avait soutenu dans son adolescence, était aussi un passionné de lecture et, à sa mort en 1924, lui avait légué sa bibliothèque familiale. Rien de tout cela ne s’est jamais perdu, tout se retrouve encore dans mon grenier et j’ai, moi-même, acheté toute ma vie des livres. Pour parler de ma vie, faut-il que je remonte jusqu’au grand-père Aristide Roman ? Où s’arrêter dans la quête de la vérité ? Chaque souvenir que j’essaie de mettre en forme en appelle d’autres. Mon récit se trouve pris dans un réseau serré de liens que j’ai beaucoup de mal à ne pas tirer les uns après les autres.
Je sais aussi tout ce que mon écriture a ainsi d’archaïque s’efforçant de donner de la clarté au monde. Je ne produis en effet pas de « texte », cette négation du rapport des mots au monde, j’écris. Que mes lecteurs me pardonnent, je ne suis pas de leur époque. Ce qui m’importe c’est le monde dont je parle non la plus ou moins grande habileté de mon écriture.
Si j’en juge par la seule photo d’elle qui me reste, datée d’alentour ma naissance (son verso porte la mention « été 1925 »), ma mère avait à 24 ans un visage ovale, plutôt plein et frais aux joues non pas rebondies mais fermes avec le rosé de la vie au grand air encadré d’une épaisse chevelure noire ; sa bouche, aux lèvres plutôt fines même si, sur la photographie, un rouge à lèvre trop appuyé donne une impression de chair mais sans sensualité excessive, s’entrouvre sur un demi-sourire comme surpris par le photographe qui était sans doute mon père. Une peau de jeune paysanne pas très fine et un très léger duvet de petits poils que je suppose blonds sur la lèvre supérieure. Coiffure banale de fille de la campagne soulignant, par le dégagement du front, son aspect oblong. Elle était plutôt fraîche que jolie sans rien de remarquable, son nez légèrement épaté manquait un peu de grâce et ses yeux vifs et noirs étaient cependant un peu trop petits. Mais elle avait un beau sourire tranquille et c’était ma mère.

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