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Ma mère s’enfermait dans la dépression comme le bernard-l’hermite dans sa coquille, je découvrais alors toutes les limites de l’amour et de la compassion car je me sentais impuissant devant cette douleur constante qui l’isolait de plus en plus et, davantage encore, ne laissait paraître d’elle que les pinces avec lesquelles elle nous faisait sentir que nous ne pouvions rien pour elle. Mon père et moi ne savions que faire et, malgré tous nos efforts, ne parvenions à rien et cette situation renvoyait chacun de nous à ses impuissances personnelles. La belle harmonie familiale qui avait été la caractéristique principale lors de nos années de vie à La Roche s’êffilochait comme un vieux torchon. Chaque membre de notre famille rafistolait le quotidien à sa façon dans un déni qui ressemblait de plus en plus à du chacun pour soi.
C’est alors que je compris vraiment que, dans les circonstances les plus difficiles, chaque être est en grande partie impénétrable aux sentiments des autres et que chaque homme ne pouvait, pour l’essentiel, vivre que dans la solitude singulière de ses sentiments particuliers. Je m’isolais de plus en plus. La littérature — lecture, mais de plus en plus écriture — avec les leurres imaginaires qu’elle suscite était ce chant de sirène auquel je ne parvenais pas à résister et ce d’autant que les encouragements extérieurs ne me manquaient pas : mon professeur de lettres ne tarissait pas d’éloges, la gazette trimestrielle du lycée me réservait toujours des pages, j’envoyais avec quelques succès de petites nouvelles à des magazines populaires avides de ces concours qui leur permettaient de remplir leurs pages à bon compte et de laisser croire à leurs lecteurs qu’ils avaient toutes leurs chances. L’odeur un peu fade et rance de la pièce à tout faire du Père Joseph où surnageait de temps en temps celle du poêle à bois me paraissait dessiner le volume d’un refuge où quelqu’un me comprenait et m’encourageait dans ce que je pensais profondément être. Je vivais à la merci de mes silences dans lesquels un faux monde se développait sans limites. Or il est des moments où le silence est insupportable. Écrire, n’importe quoi, peu importe pour qui, m’est alors indispensable. Je plongeais dans le cyclone des mots comme un surfeur dans la violence des rouleaux essayant de rester émergé le plus longtemps possible, rester la tête hors de l’asphyxie de phrases qui m’assaillaient en continu. Leur bruit couvrait alors celui insupportable du silence qui m’anesthésiant me rapprochait encore de celui qu’aujourd’hui j’imagine être celui de la mort. Vivre, écrire, deux attitudes antagonistes. Toute ma vie j’ai eu tant de mal à les concilier que je ne peux que me demander si je n’ai pas gâché mon existence à essayer de me tenir sur le fil du rasoir qui les sépare. Mais dans mon adolescence je n’avais pas conscience de ce clivage et je m’enfonçais avec une délectation certaine dans le grand désert de la littérature. Car les romans sont des mirages qui nous enferment dans les illusions de leurs mots mais ne nous préparent en rien aux vies réelles que nous sommes amenées à vivre. Je n’ai rien vécu de Flaubert, rien de Stendhal, rien de Joseph Conrad, rien d’Anaïs Nin… Toutes mes heures de lecture n’ont été que des verres d’alcool, si agréables sur le moment par leurs parfums et leurs effets anesthésiants mais qui m’ont par la suite, laissé la tête lourde et la bouche amère.
C’est alors que je fis une autre rencontre qui fut déterminante pour l’orientation, qu’aujourd’hui je trouve fautive, de ma vie
C’est alors que je compris vraiment que, dans les circonstances les plus difficiles, chaque être est en grande partie impénétrable aux sentiments des autres et que chaque homme ne pouvait, pour l’essentiel, vivre que dans la solitude singulière de ses sentiments particuliers. Je m’isolais de plus en plus. La littérature — lecture, mais de plus en plus écriture — avec les leurres imaginaires qu’elle suscite était ce chant de sirène auquel je ne parvenais pas à résister et ce d’autant que les encouragements extérieurs ne me manquaient pas : mon professeur de lettres ne tarissait pas d’éloges, la gazette trimestrielle du lycée me réservait toujours des pages, j’envoyais avec quelques succès de petites nouvelles à des magazines populaires avides de ces concours qui leur permettaient de remplir leurs pages à bon compte et de laisser croire à leurs lecteurs qu’ils avaient toutes leurs chances. L’odeur un peu fade et rance de la pièce à tout faire du Père Joseph où surnageait de temps en temps celle du poêle à bois me paraissait dessiner le volume d’un refuge où quelqu’un me comprenait et m’encourageait dans ce que je pensais profondément être. Je vivais à la merci de mes silences dans lesquels un faux monde se développait sans limites. Or il est des moments où le silence est insupportable. Écrire, n’importe quoi, peu importe pour qui, m’est alors indispensable. Je plongeais dans le cyclone des mots comme un surfeur dans la violence des rouleaux essayant de rester émergé le plus longtemps possible, rester la tête hors de l’asphyxie de phrases qui m’assaillaient en continu. Leur bruit couvrait alors celui insupportable du silence qui m’anesthésiant me rapprochait encore de celui qu’aujourd’hui j’imagine être celui de la mort. Vivre, écrire, deux attitudes antagonistes. Toute ma vie j’ai eu tant de mal à les concilier que je ne peux que me demander si je n’ai pas gâché mon existence à essayer de me tenir sur le fil du rasoir qui les sépare. Mais dans mon adolescence je n’avais pas conscience de ce clivage et je m’enfonçais avec une délectation certaine dans le grand désert de la littérature. Car les romans sont des mirages qui nous enferment dans les illusions de leurs mots mais ne nous préparent en rien aux vies réelles que nous sommes amenées à vivre. Je n’ai rien vécu de Flaubert, rien de Stendhal, rien de Joseph Conrad, rien d’Anaïs Nin… Toutes mes heures de lecture n’ont été que des verres d’alcool, si agréables sur le moment par leurs parfums et leurs effets anesthésiants mais qui m’ont par la suite, laissé la tête lourde et la bouche amère.
C’est alors que je fis une autre rencontre qui fut déterminante pour l’orientation, qu’aujourd’hui je trouve fautive, de ma vie
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