mardi 24 octobre 2023

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Le passé est un prurit et il faudrait avoir assez de force pour ne pas se gratter car sinon, bien vite, s'ouvrent des écorchures ou même des plaies saignantes. Le problème est que nous sommes tous masochistes aimant entretenir cette acerbe douleur. Je ne peux cependant m’empêcher de me souvenir encore…
C’était en 1935. Sur cette date je ne peux me tromper car j’avais 13 ans et je venais d’entrer en troisième. Andrée, ma sœur, avec ses 11 ans sortait juste de l’enfance alors que Robert, mon frère, venait juste d’avoir les sept ans qui, paraît-il, signent l’âge de raison. Quoi qu’il en soit, aucun des deux, ne pouvait m’intéresser assez pour m’inciter à sortir de l’enfermement vers lequel me conduisait la littérature. Impressionné par ma lecture des « grands » auteurs, je m’étais mis dans la tête d’écrire un roman que je voulais résolument d’un genre nouveau. Le prétexte m’en avait été fourni par une visite chez la fille de mon professeur d’allemand — la profession de mon père garantissant ma moralité et mes constantes réussites scolaires m’ouvraient toutes les portes. Elle avait quinze ans mais nous étions dans la même classe ce qui, à mes yeux, estompait un peu son âge. Nous nous entendions bien, sans plus et nos longues conversations ne méritaient pas la qualification de flirt. Quoi qu’il en soit, j’avais été, pour une raison que j’ai oublié depuis, invité chez elle et elle m’avait fait visiter sa chambre.
La maison de ses parents était sur la pente de la ville exposée plein sud,  quartier qui pour cette seule raison, méritait le nom de Chaldecoste, sa chambre était sous les combles et, de sa fenêtre, on dominait toute la ville avec une vue parfait sur plusieurs rues. Cette vue me donna l’idée d’écrire un roman sur un adolescent — moi, bien sûr — enfermé dans sa chambre et qui de ce lieu privilégié décrirait le plus platement possible ce qu’il voyait de sa fenêtre. Ce roman, qui fut publié quarante ans plus tard avec quelques modifications sous le titre « El Che » mais que j’intitulais alors « vu de l’intérieur », commençait ainsi : « De chez moi je domine toute la ville. Enfin, presque toute la ville car avec les méandres de la rivière et les collines qui les soulignent, certaines parties me demeurent cachées. C’est ennuyeux… En partie seulement, car si je ne peux tout voir, il m’est fort possible d’imaginer tant je connais les lieux et les habitants. D’imaginer la vie : elle n’est pas tellement différente dans les parties cachées et, comme je vois l’essentiel… C’est une situation privilégiée, je dois avouer que j’en suis fier. Un peu… D’autant que ce privilège est, en quelque sorte, symbolique. Aristocratique même, j’ose employer ce terme ; tout le monde ne peut pas, comme moi, habiter le château et pas n’importe quel château, un petit château. Pour beaucoup d’entre vous ce ne serait qu’une grande maison de campagne ; un tout petit château, pas un de ces trucs à tours et échauguettes qui défigurent nos campagnes… une maison de maître avec la ferme en contrebas… Mais, ici, on l’appelle le château. Sûrement parce que le bâtiment domine la ville et que, de presque tous les points de toutes les rues, on en distingue un bout dépassant les arbres du parc. »
Son écriture ne pouvant se contenter de pure imagination, ni de quelques observations trop naturalistes, je me trouvai rapidement dans l’obligation de me renseigner plus sérieusement sur Mende, la ville que je prétendais décrire en jouant d’une bascule entre présent et passé. J’allai chez les deux libraires mais n’y trouvai rien d’intéressant et c’est alors que je franchis la porte d’une boutique que je connaissais de l’extérieur mais dans laquelle je n’avais jamais osé entrer.

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