mardi 24 octobre 2023

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Jour à jour je bricole ma vie étoupant avec des souvenirs les déchirures par lesquelles elle prend eau : ce récit me maintient. La boutique du bouquiniste avait en ville une très mauvaise réputation que ne justifiait pas à elles seules la saleté de sa vitrine et le fouillis désordonné de livres et revues que l’on pouvait arriver à percevoir à travers leur malpropreté. Planquée dans le renforcement d’une des plus petites ruelles de la ville où de nombreux passants n’hésitaient pas à uriner, elle était tenue par un homme qui, dans une ville aussi catholique que Mende, affectait ostensiblement un anticléricalisme athée militant, notamment lors des processions pendant lesquelles il n’hésitait pas à l’afficher avec ostentation en crachant par terre, imitant le coassement des corbeaux ou commentant à voix haute les rituels dans une cataracte d’obscénités. Les groupes de petits enfants déguisés en pages ou en angelots et jetant des pétales de rose devant les pas de l’évêque étaient parmi ses cibles préférées. Aussi sa vie personnelle était l’objet de chuchotements, d’indignations et de sarcasmes. Personne ne savait réellement qui il était, ni d’où il venait ; aussi l’accusait-on des pires perversions sexuelles et nombre de familles respectables interdisaient à leurs enfants des deux sexes d’entrer dans la boutique et, même, de s’attarder devant elle.
Mais j’avais besoin d’ouvrages sur l’histoire de ma ville et ne trouvais rien ni dans ses deux librairies ni dans la bibliothèque du lycée, quelques banalités à la misérable bibliothèque municipale et je n’avais aucun moyen d’être admis à pénétrer dans ses archives. J’hésitais quelques jours puis un jeudi après-midi, faisant attention que personne ne me regarde entrer, me décidai. La boutique était obscure, un étonnant amas de livres formait comme des falaises entre lesquelles un étroit et sinueux passage permettait seul de circuler. Cette topographie particulière donnait l’impression que la boutique s’enfonçait dans des profondeurs obscures et que, à tout moment, les murs de livres pouvaient se refermer sur le passant inconscient. Il semblait n’y avoir personne. Je commençai à parcourir quelques titres de livres espérant dans leur chaos absolu découvrir la rationalité d’un classement mais que le tome 9 de la collection des poètes français se trouvât proche de l’Histoire Amoureuse des Gaules d’un certain Bussy-Rabutin dont je ne savais rien ainsi que du Mentor des Enfans et des Adolescens de l’Abbé Reyre ou encore de la Métromanie de M. Piron — nom qui me rappelait seulement un épigramme de Voltaire cité un jour par notre professeur de français —  ou de l’Avocat Patelin d’un certain David-Augustin de Brueys m’auraient à la rigueur permis de faire l’hypothèse de la littérature s’il n’y avait également parmi eux, parmi d’autres, le Cours Élémentaire de Chimie de M. Deguin. Je passais ainsi de longues minutes à parcourir des titres et des noms d’auteur qui m’étaient presque tous inconnus sans pouvoir espérer avancer dans mes recherches. J’étais seul, personne ne se manifestait. C’était une expérience étrange comme si j’avais pénétré par hasard dans un lieu sombrement magique à la fois enchanteur et un peu effrayant. Je ne savais trop que faire car j’étais à la fois fasciné par ce continent de livres qui s’offrait à mes explorations et vaguement inquiet de penser que j’y étais seul mais que peut-être, tapi dans un coin d’ombre, le bouquiniste silencieux m’observait et se préparait à sauter sur moi. Il y avait là une situation qui n’était pas sans me rappeler quelques ouvrages de fiction fantastique.

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