vendredi 1 décembre 2023

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J’ignore qui sont Martha et Sollweg, à quelles difficultés elles font allusion, pourquoi font-elles des fautes de français, laquelle des deux a écrit ce texte qui est d’une seule écriture, comment ont-elles connues mes parents. J’avais à peine trois ans et pourtant, pourtant tout cela devrait faire partie de ma mémoire. Peut-être mes parents en ont-ils parlé devant moi, peut-être même ai-je vu ces deux femmes ? Il se peut même qu’elles m’aient pris dans leur bras… Je n’en saurais jamais rien à moins de chercher systématiquement toutes leurs traces dans l’ensemble des archives de mon père. Trop de travail et faire ainsi disperserait à tous vents ce récit de ma vie que j’essaie d’écrire pour vous. J’écris en effet ma biographie ni comme une défense, ni comme un plaidoyer, ni comme une illustration. Je m’efforce simplement de recenser, faire tenir ensemble, les 2.838.240.000 secondes durant lesquelles un corps a respiré, souffert, senti, ressenti, vu, entendu, durant lesquelles un cerveau, le mien, a analysé, compris, partagé, éprouvé l’infini nuance des sentiments mais qui, alors qu’il sait arriver à la fin de tout cela, alors que leur enregistrement dans sa mémoire n’a jamais cessé, ne parvient, dans la fuite continue du fleuve du temps, à n’en retenir qu’un quantité ridicule.
Je n’aurais jamais dû me lancer dans la lecture des tas de lettres et cartes postales conservées dans mon grenier dans les nombreux tiroirs de plusieurs meubles de rangement dont la variété et le nombre feraient le bonheur de quelques brocanteurs spécialisés mais que je ne vendrai jamais. Tant que mon père était vivant, son esprit scolaire et méthodique lui avait ordonné un certain rangement chronologique. Après !… Tout s’est retrouvé n’importe comment je ne sais en fonction de quoi.
J’ai commencé à lire les années 1920-1930. Cette exploration-lecture est passionnante. Outre qu’elle concerne directement ma venue au monde, elle est pour moi, en grande partie une zone d’ombre et de mystère. La première carte postale qui me « rappelle quelque chose » date en effet de 1929, juillet 1929 plus précisément. J’avais alors sept ans et la capacité de me souvenir. Elle représente deux chameaux sur une dune de sable conduits par un enfant. Au loin, une bande dans le mauvais bleuté de l’époque, qui pourrait être la mer ou un étang et un ciel nuageux. Au verso, en écriture arabe et latins : Balade à Chenini – Tataouine. Elle est partagée en deux, à droite l’adresse des destinataires : M et Mme Roman école primaire de La Roche, Rieutort-de-Randon, Lozère, France. À gauche un texte d’une petite écriture irrégulière, toute en largeur, émergeant à peine de la ligne : « C’est de Tunisie que je vous adresse mes meilleurs souvenirs. Je réalise un vieux rêve, voir le Sahara et je ne suis vraiment pas déçue. Le pays est formidable et plein de facettes envoûtantes. Gros bisous », texte signé d’une griffure diagonale illisible. Or, si je ne me souviens pas de celle qui nous l’avait envoyée, je me souviens très bien de cette carte qui avait, pour mes huit ans, un parfum d’aventure et se différenciait totalement des habituelles vues d’églises, de monuments historiques, de bords de mer ou de rivière, de ponts… que mes parents recevaient habituellement. Ma passion du voyage est née de là. Je me souviens avoir demandé à mon père de me la prêter pour la reproduire maladroitement aux crayons de couleur sur une des feuilles de papier à dessin dont il se servait à l’école et l’avoir épinglée au-dessus de mon lit.

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