samedi 25 novembre 2023

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Dans une grande excitation, les jours où le soleil embrasait la campagne, à l’heure où la chaleur était la plus forte, nous partions en bandes. Sans aucun souci d’esthétique, nous mettions de vieux vêtements amples généralement destinés à finir en chiffons, sarraus, chemises usagées d’adultes, pantalons flottants entrant dans les bottes, chapeaux de feutre auvergnats à larges bords comme en portaient encore les hommes du village, gants de cuir si nous en trouvions, emportant parfois des bouteilles, de grands bocaux de verre vides ou quelque sacoche de cuir découverts dans la grange de l’un ou de l’autre.
Il y avait, à l’écart du village, sur une petite colline, tout près d’un marécage où grouillaient les grenouilles, une masure construite comme la plupart des maisons du village en gros blocs de granit assez mal taillés et peu jointifs qui avait dû autrefois être une petite grange. Une des faces de cette ruine était orientée plein sud et, les jours d’été de grand soleil, les vipères qui avaient élu cette maison comme abri, enroulées sur elles-mêmes se chauffaient entre les fentes de ses pierres.
C’est là que nous venions les prendre. Nous approchions d’elles avec la plus grande prudence car il ne fallait pas qu’elles se sauvent et, comme nous avions appris que ces animaux sourds étaient sensibles aux moindres vibrations, nous nous efforcions dans notre approche de faire glisser nos pas sur les herbes. Il fallait ensuite les attraper. Pour cela nous employions, selon notre âge et notre audace, deux tactiques différentes. Les plus audacieux, souvent les plus âgés, qui devaient faire preuve de leur supériorité, saisissait rapidement le serpent derrière la tête le tenant fermement en l’air puis, lui faisant mordre un vieux béret ou une casquette, vidait sa poche à venin : il ne fallait surtout pas qu’il échappe car c’est alors, malgré les vêtements amples que nous avions revêtus, que nous nous mettions en danger ; les moins audacieux se contentaient de frôler l’animal du bout d’un long chiffon, la vipère jaillissait alors comme une flèche mordant le chiffon avec rage ce qui causait sa perte car nous pouvions ainsi la saisir au-dessous de la tête et, tirant violemment sur le leurre, lui arracher les crocs. La bête, qui selon les croyances paysannes était redoutable, devenait alors inoffensive et nous pouvions nous en amuser.
Cette chasse était pour nous une véritable épreuve d’initiation qui signait notre entrée dans le royaume de l’enfance. Aucun des enfants du village ne s’était jamais dérobé. Dans l’année de mes huit ans, étant selon les rites du village où se pratiquait encore « la petite communion », entré dans l’âge de raison, je n’ignorais pas que je ne pouvais plus me contenter d’assister à cette chasse en simple spectateur.
Aussi, le premier jour des vacances d’été 1930, je m’avançais doucement vers le mur où, à l’emplacement d’une pierre absente, une vipère était enroulée au soleil.
J’étais en sueur, respirai profondément, je voyais devant moi la fente noire verticale des yeux dont je pensais qu’ils me fixaient, le corps gris strié de noir dont, dans son enroulement j’avais du mal à évaluer la longueur et la puissance. Elle me semblait monstrueuse. Autour de moi, les enfants se taisaient, j’avais peur.

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