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Est-ce pour me refaire « une innocence perdue » que j’essaie d’écrire ce livre ? Cette innocence que j’avais alors découvrant un monde qui n’était pas le mien et décillait mes yeux sur les réalités du monde. Il n'est pas si facile d'essayer de garder tous ses souvenirs en équilibre, de juger l’importance que tel ou tel événement a eu réellement dans la construction complexe d’une existence. Est-ce la réalité ou l’élaboration de la réalité par mon imagination qui a fait de ma vie ce qu’elle est devenue ? Il est des moments d'une vie sur lesquels le souvenir s'appuie et crée les fondations de la mémoire. revoir ces moments, revivre ces moments dont me restent des bribes de ce qui, j’en suis persuadé, s’est réellement passé. Car même si, chaque individu étant un atoll protégé par sa ceinture de corail, l’ensemble des perceptions qui ont fait ma vie sont vraiment incommunicables, je me dois d’être au plus près d’elles, rapporter avec toute la sincérité dont je suis capable les faits tels qu’ils se sont produits, mais surtout, davantage encore, ce que ces faits ont alors produits en moi. Tout est en moi, dépend de moi, clarifier les choses, je dois mettre ma vie noir sur blanc, lentement, avec méthode, jusqu'à ce que toute mémoire, toute incertitude, soit à jamais épuisée. Comprendre comment j'en suis venu là. Je n’ignore pas que la plupart des romans essaient d’intéresser leurs lecteurs par des avalanches d’incidents et d’anecdotes, mais combien faut-il de meurtres, de moments de désespoir, de catastrophes, de renoncements, d'amours meurtries… pour qu'une vie soit jugée digne d'être racontée et les agencements d’une vie, fut-elle la plus ordinaires, ne constituent-ils pas, dans l’universalité de leur simplicité, une trame digne de la littérature ? Prétention, peut-être… Vanité, peut-être… Si par ce roman je parviens à remuer, ne serait-ce qu’en un seul lecteur, des souvenirs enfouis, des sensations oubliées, des perceptions perdues, je n’aurai pas écrit ces pages en vain car de plus en plus souvent je n'ai que la solitude en tête et dans cette tentative désespérée d’écriture se cache un désir naïf de rencontre intellectuelle. Non de communication car l'injonction moderne à la communication n'est qu’une façon de restreindre la personnalisation de nos espaces privés. Être compris, que quelqu’un, quelque part, puisse se dire « grâce à cette page je restaure quelque chose en moi effacé »
Le repas chez Antoine fut une épreuve et une initiation. La salle à manger me semblât une salle de ces châteaux que j’imaginais parfois lorsque dans mon crâne je me racontais des histoires : une table couverte d’une nappe damassée, de la vaisselle que j’estimais de porcelaine, des verres que je crus de cristal, une serviette propre du même tissu que la nappe soigneusement pliée sur chacune des assiettes, des couverts qui me parurent en argent, le père à un bout de la table, la mère à l’autre, Antoine à côté de moi, sa sœur du côté opposé. Tout cela composait pour moi une scène de théâtre où ne pouvaient se jouer que des événements extraordinaires obéissant à un rituel aussi solennel que celui d’une messe. Je copiais soigneusement l’attitude d’Antoine, je me tins droit sur ma chaise — à la limite de la raideur tant je voulais bien faire —, dépliai lentement ma serviette sur mes genoux et posai mes deux mains sur la table. La sœur d’Antoine, une fillette de six ou sept ans me regardait avec curiosité, personne ne parlait. La mère d’Antoine appela : « Juliette, vous pouvez servir » et, à mon grand étonnement, une femme, jeune, entra portant un saladier qu’elle lui présenta. Antoine souriait. Sa mère s’adressa à moi : « Maurice… c’est Maurice je crois… aimez-vous la salade ? »
Le repas chez Antoine fut une épreuve et une initiation. La salle à manger me semblât une salle de ces châteaux que j’imaginais parfois lorsque dans mon crâne je me racontais des histoires : une table couverte d’une nappe damassée, de la vaisselle que j’estimais de porcelaine, des verres que je crus de cristal, une serviette propre du même tissu que la nappe soigneusement pliée sur chacune des assiettes, des couverts qui me parurent en argent, le père à un bout de la table, la mère à l’autre, Antoine à côté de moi, sa sœur du côté opposé. Tout cela composait pour moi une scène de théâtre où ne pouvaient se jouer que des événements extraordinaires obéissant à un rituel aussi solennel que celui d’une messe. Je copiais soigneusement l’attitude d’Antoine, je me tins droit sur ma chaise — à la limite de la raideur tant je voulais bien faire —, dépliai lentement ma serviette sur mes genoux et posai mes deux mains sur la table. La sœur d’Antoine, une fillette de six ou sept ans me regardait avec curiosité, personne ne parlait. La mère d’Antoine appela : « Juliette, vous pouvez servir » et, à mon grand étonnement, une femme, jeune, entra portant un saladier qu’elle lui présenta. Antoine souriait. Sa mère s’adressa à moi : « Maurice… c’est Maurice je crois… aimez-vous la salade ? »
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