jeudi 30 novembre 2023

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Souvenirs et mystères. Qui donc pouvait avoir signé cette carte qui a en partie décidé de ma vie ? Chacune des cartes que j’examine est ainsi à la fois puits de mystère et résurgence de souvenirs. Tant de moments, de personnes, de sentiments, de sensations… que j’ignorais avoir oublié resurgissent du fond de mon cerveau où ils étaient conservés comme ces animalcules qui s’endorment pour des millénaires attendant d’être réveillés par une goutte d’eau. Notre mémoire est infiniment plus riche que ce que nous croyons. Les souvenirs ne sont que parce que nous nous forçons à les exhumer.
Je ne dois pas me laisser enfermer dans l’obsession de l’oubli qui menace à mon âge et m’effraie. Je ne pourrai jamais revivre tout de ma vie. Et d’ailleurs serait-ce agréable ou même utile ? La vie est un fleuve par lequel il est bon de se laisser emporter sans vouloir, avant de mourir, comme les saumons, devoir remonter à sa source. Peut-être est-ce le poids de mon prénom, celui de cet oncle mort juste peu avant ma naissance, et dont mon père a toujours parlé comme d’une absence fondamentale comme s’il se sentait coupable d’avoir, lui, le plus jeune, survécu à cette grande catastrophe dans lequel ils ont été tour à tour entrainés ? Je ne sais mais l’oubli m’obsède. Crainte d’Alzheimer naturelle à mon âge ou terreur plus originelle encore ?
Mais il est temps de parler vraiment de mon enfance.
Mes premiers souvenirs sont des souvenirs d’école : je me revois, très jeune, au fond de la salle de classe mon père ayant décidé que je pouvais, semble-t-il dès la rentrée suivant l’anniversaire de mes trois ans que je pouvais assister à la classe. Comme je l’ai déjà dit, c’était une école à classe unique avec six niveaux d’enseignement, du cours préparatoire au certificat d’études variant, d’une année à l’autre, autour d’une quinzaine d’élèves. Chaque niveau avait officiellement sa période de leçons mais, dans les faits, chacun profitait des leçons des autres et mon père savait confier habilement les uns aux autres. J’étais au fond de la classe de mon père non que ma mère ne puisse me garder à l’étage au-dessus de la classe mais sa confiance en la culture était telle qu’il estimait qu’il n’était jamais trop tôt pour commencer. De plus je le soupçonne d’avoir éprouvé quelques remords à me faire vivre dans un village aussi isolé et « classiquement » inculte que La Roche. S’il avait choisi cet isolement pour fuir la société qui avait produit La Grande Boucherie de 1915, il ne voulait pas non plus que je devienne un sauvageon des montagnes. Pour cela, il avait, en ce qui me concerne, adopté plusieurs stratégies éducatives. Être dans sa classe faisait partie de l’une d’elles. J’étais là, plus ou moins présent, n’ayant aucune tâche précise assignée sinon d’être là, muni de papiers, d’albums à colorier, et de crayons de couleurs, je pouvais faire ce que je voulais pourvu que je ne dérange pas la classe. Or déranger la classe était difficile tant il y avait de mouvements, de passages d’un groupe à l’autre, de regroupements, d’isolements chaque niveau se mêlant aux autres ou s’en séparant suivant les activités. Je pouvais ainsi, suivant mon désir, me mêler aux uns ou aux autres, regarder la carte de géographie avec un groupe, observer un lézard avec un autre, essayer d’imiter ceux qui apprenaient à écrire ou participer au groupe choral. Je me fondais dans la diversité.

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Spectateur dans la classe de mon père, je ne m’ennuyais pas. Au contraire. Fils de l’instituteur j’étais protégé par les grandes qui adoraient jouer à la maman et m’expliquer ce qu’elles avaient compris, intégré par les grands dans leurs groupes de jeux, je me sentais l’égal des petits à peine plus âgé que moi. Nous formions une communauté d’enfants que mon père qui avait été, je ne sais comment au contact des idées d’Heinrich Siemms, voulait mener suivant les préceptes de Célestin Freinet avec lequel il correspondait.
Je m’éduquais ainsi tout seul. Mon père affectait de moins s’occuper de moi que des autres enfants de l’école. Ceux dont il s’occupait le plus étaient les plus démunis intellectuellement ainsi j’ai cru quelque temps qu’il préférait entre tous Mariane Bonnal. Elle avait 11 ans quand j’en avais cinq, dernière fille de la famille Bonnal, elle était née en 1916 l’année même où son père avait disparu à Verdun. Un peu attardée, elle n’avait, à 11 ans, guère plus d’intelligence que les enfants de six ou sept. Or j’en étais un peu jaloux car mon père, qui la gardait à l’école le plus longtemps possible, s’en occupait avec une sollicitude de tous les instants.
Mais qu’importe, je vivais ma vie d’écolier en toute liberté, m’éveillant, sans m’en rendre compte à toutes sortes de connaissances. À la rentrée 1927, alors que je n’avais pas encore cinq ans, mon père décida que je devais rejoindre le groupe des cours préparatoires puis, s’apercevant que, comme beaucoup d’enfants mis dans ce genre de situation, je savais déjà lire décida, pour mon anniversaire, que je rejoindrais le groupe supérieur des cours élémentaire 1. Tout cela n’avait pas grand sens tant les groupes étant perméables, restaient de l’ordre du symbolique. Mais par cette décision personnelle et arbitraire il affirma ainsi, à la grande fierté de ma mère, que j’avais deux ans d’avance. Avec une bouteille de cidre et des crêpes, on fêta à la fois ma promotion et mon anniversaire en écoutant Frehel et Firzel dans les chansons desquels je trouvais des allusions à notre situation familiale. Et bien sûr j’eus le droit de remonter à la manivelle le gramophone Horn.
Comment mon père aurait-il pu imaginer que cette situation scolaire conforme à ses principes éducatifs, si libre, si intelligente, si coopérative et égalitaire devait, plus tard, me poser de vrais problèmes et être à l’origine de ma vie plutôt aventureuse ?
Je me suis bien endormi sur Adorno, éveillé aussi. C'est une pensée stimulante. Mes notes sur le volume montrent que je l'avais lu et je me rends même compte que j'avais fait mienne certaines de ses idées en oubliant totalement d'où elles venaient. Faut-il parler de plagiat mémoriel ou d'acculturation ? Comme tous, je suppose, je suis mémoire et oubli. J’ai oublié presque tout de ce qui a été ma vie et pourtant, comme me le confirme mon expérience de ma relecture d’Adorno, la mémoire me constitue à un point tel que le présent de ma pensée est en partie constitué d’une infinité de souvenirs à ce point inscrits dans mes réseaux de neurones que je ne les perçois plus comme des souvenirs statiques mais comme autant de pensées vivantes et dynamiques. Le vif naît de la mort. Être n’est, pour l’essentiel, que s’interdire de se souvenir. Il paraît qu’au moment de sa mort l’homme voit défiler à grande vitesse, mais cependant avec précision, le film de sa vie. Mes souvenirs n’en sont que des fragments mais pourtant je ne veux pas me résigner à croire qu’ils annoncent mon inéluctable fin prochaine.

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Les notes communiquées par Maurice Roman, ne sont pas classées. Il y a, dans leur ensemble quelque chose des Pensées de Pascal car il me laisse inventer son ordre et si certains passages semblent obéir à une chronologie, raconter une vie odonnée, la plupart ne se rattachent à rien de précis au point que, établissant sa biographie, je me demande bien si je ne trahis pas sa volonté profonde qui est de laisser un aléatoire en gérer les relations. Les lecteurs jugeront. En exemple, je livre ici quelques uns de ces fragments tels qu’ils me sont donnés dans ses cahiers, faits de passages écrits, d’autres collés, d’autre rajoutés. En voici une page :
1. « Il est dans le déluge de livres publiés et presque aussitôt oubliés, certains d’entre eux qui, pour des raisons particulières, trouvent en tel ou tel, des résonnances inattendues. J’ai passé la nuit à lire un petit livre trouvé hier dans la boîte à cinquante centimes d’un des bouquinistes du village. Il s’agit de « Tourments sur le causse » d’une certaine Juliette Le Sauze, publié en 1957 dans la collection Sic des éditions tout aussi oubliées P. Hervieux et R. Voyeux. Ce livre raconte, mal, dans un style très scolaire, une partie de mon enfance : la vie d’une institutrice dans les « écoles taudis » de Lozère avant la deuxième guerre mondiale. Si, par un hasard étrange, certains de mes « amis » s’intéressent à mes souvenirs, ils pourraient trouver là un complément d’information, un angle différent de vision. »
2. « Nous sommes passés par la pluie, puis des nuages épars et nous allons revenir au soleil même s'il fait maintenant un peu plus frais. Je ne sais donc encore ce que je vais faire de ma journée. Une certitude, j'ai déjà commencé ce matin la relecture des "Histoires Naturelles" de Pline l'ancien. Je ne peux que les recommander tant elles sont poétiques dans leurs mélanges. Le livre XI notamment est passionnant et j'aime beaucoup la description des parties des corps. »
3. « Ma vie actuelle n'est faite que de "petites choses", comment un d'entre vous pourrait-il s'y intéresser ? Dois-je inventer des crimes, des viols, des menaces ? »
4. « Les pratiques un peu sorcières de la famille maternelle : sirop de limaces rouges contre le mal de gorge, bouillons de vipère contre la prostate, doigt dans le cul d’une poule pour le panaris, etc… Plantes médicinales »
5. « Maurice a connu Thuân Thiên dans son adolescence (lycée), ils sont restés amis et celui-ci le recommande beaucoup plus tard à Peter Peterson. De même à une période de sa vie il est maître auxiliaire (alcoolique), vit dans un squatt, et a pour élève Wilfrid d’Eurymédon. »
6. « Le fétichisme des manuscrits… J'aimerais bien savoir quand il a commencé car je ne suis pas sûr qu'il soit si ancien que ça. A mon avis, c'est l'installation sur un piédestal de la littérature qui en est la cause, c'est-à-dire, en gros, le début du dix neuvième siècle. Mais… je peux me tromper. Ce qui est sûr que c'est qu'il sera d'autant plus fort que les manuscrits vont rapidement n'être plus que des antiquités. Qui écrit encore "à la main" aujourd'hui ? »
Tout cela sur un même feuillet. Le fragment 2 a été collé postérieurement sur un texte que l’on peut vaguement deviner par transparence mais trop mal pour parvenir à le déchiffrer. 1, 3 et 4 sont écrits à l’encre rouge, 5 en bleu, 1 et 6 en noir… Je ne sais s’il faut y voir une tentative de classement et Maurice Roman, lorsque je lui posais des questions à ce sujet répond : « il n’y a rien d’autre à comprendre que ce qui est écrit. »

lundi 27 novembre 2023

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Certains me reprochent ma nostalgie, mais la nostalgie n'est en rien une lamentation : je ne demande pas de pleurer sur mon sort qui est parfaitement heureux ni sur ma mort prochaine qui n'est pas scandaleuse après une longue vie. Toute différence me paraissant digne d’intérêt, j’expose seulement ce que j'ai été demandant de regarder ma vie avec la curiosité et, peut-être, la sympathie amusée de qui a vécu autrement.
Ma vie scolaire primaire ne dura que trois ans. J’appris en sauvageon, en maraude, grappillant de ci de là tout ce qui pouvait me nourrir le cerveau. Ma curiosité était insatiable d’autant qu’il n’y avait pas de barrière entre l’intérieur de l’école et son extérieur, l’école était dans le village, le village était dans les champs et les bois, quelques mètres séparaient ces frontières que mon père, l’instituteur du village, avait l’intelligence de considérer comme perméables. La nature rentrait dans l’école comme celle-ci se déroulait dans la nature et tout était prétexte à découvertes et apprentissages. Une vie heureuse. L’école était dans ses murs, l’école était hors les murs. Peu de différences. L’intérieur était le lieu des acquisitions « techniques » comme la lecture, l’écriture, le calcul mental, l’addition, la soustraction ; l’extérieur nourrissait ces acquisitions, leur ôtant leur caractère abstrait pour les incarner dans le récit de pêches aux goujons, à la grenouille, la cueillette et la recension de plantes diverses qu’il fallait nommer et savoir reconnaître. Ainsi nous apprenions sans cesse et nos maraudes de garnements, nos jeux guerriers dans les champs et les bois apportaient au pédagogue dans l’âme qu’était mon père, la chair de leçons qui, sans cela, n’auraient été que d’os.
Tous ces visages d’enfants au milieu desquels j’ai vécu sont aujourd’hui devenus un peu flous d’autant que toute école est un lieu de passage où certains entrent alors que d’autres partent. Pourtant trois d’entre eux me sont encore si présents que je ne parviens pas à imaginer ce qu’ils ont dû devenir adultes. Je revois encore le visage rond, toujours rieur, toujours décoiffé avec sa fossette au coin gauche de la bouche de Robert Bonnal mon grand copain, celui qui, avec ses deux ans de plus que moi, m’avait pris sous son aile pour m’initier aux mystères de la campagne tandis que je l’aidais à acquérir quelques connaissances scolaires de base pour lesquelles il ne manifestait aucun intérêt.
Je me souviens aussi assez nettement d’André Bouviala qui n’avait qu’un an de plus que moi, garnement solide au visage presque carré, trapu, dur à la tâche et dont les qualités physiques faisaient mon admiration. Je le revois, à cinq ans, grimpant au sommet d’un noyer qui me paraissait alors gigantesque (mon père ne m’avait-il pas raconté que c’était d’un arbre identique qu’Hercule avait fait sa massue pour abattre l’hydre de Lerne ?) pour dénicher des œufs de corbeau presque aussitôt devenus matière à leçon de choses.
Et la mignonne Marie Champbreton, mon amoureuse, née quelques mois avant moi avec laquelle, bien qu’elle ait été dans un niveau théoriquement inférieur, j’essayais de passer le plus de temps possible, dont je me rapprochais toujours lorsque les écoliers étaient rassemblés pour observer ensemble quelque animal, quelque image d’histoire avec qui j’essayais de jouer dans la cour de récréation bien que devant éviter de négliger les jeux plus mâles auxquels mon statut de garçon exigeait que je participe.

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Tenter d’écrire mon enfance me rend quelque peu nostalgique et, une image en amenant une autre, me remet en mémoire la place essentielle que mon père accordait à la lecture. Dès qu’il se rendit compte que je savais lire, il me constitua une bibliothèque que chaque occasion — anniversaire, fête, noël, bonnes notes, réflexion intelligente — enrichissait de volumes nouveaux. Dans le capharnaüm de mon grenier, je viens de retrouver deux de ces volumes : Un choix de fables illustrées par Gustave Doré et De Wogel, publié chez Hachette aux alentours des années 20 et un «recueil de poésies morales, petit Parnasse pour l’instruction et l’amusement de la jeunesse» publié en 1855 chez Léopold Michelsen. Je me souviens avoir lu et relu ces deux livres, avoir souvent essayé de recopier et colorier leurs illustrations.. Je connais encore par cœur ce «bouquet d’enfant» anonyme que j’avais dû apprendre pour une fête des mères : «Ne possédant rien en effet / Je ne puis t’offrir qu’une rose / En la comparant au bienfait / Cet hommage est bien peu de chose / Mais un sourire approbateur / M’enhardit et me récompense / Tu lis, au sein de cette fleur / Mon amour, ma reconnaissance».
J’étais l’aîné, portais le nom du frère de mon père. Mon frère, Robert, ne devait naître qu’en 1927, cinq ans après moi. J’étais déjà à l’école. Je savais lire, faisais la fierté de mon père. À l’école, il affirmait à mon égard une neutralité qui ne trompait aucun des élèves. Certes, il exigeait plus de moi que des autres mais, comme je me montrais à la hauteur de ses demandes, cette exigence même était un signe de filiation car j’étais, sans aucun doute son meilleur élève. Tous le savaient. Tous l’admettaient. J’étais le fils de l’instituteur, une sorte d’aristocrate moderne, et, bien que vivant parmi eux, bien que jouant avec eux, bien que connaissant le village et ses alentours aussi bien qu’eux, j’étais différent. Bien que ne l’affichant pas, j’étais fier de cette différence qui me donnait comme l’aura d’un petit chef. Aucun élève n’osait se battre avec moi comme il pouvait se battre avec n’importe quel autre.
Il est des territoires qui signent les différences même les plus invisibles. Si je pouvais entrer — et ne m’en privais pas — dans chaque maison du village, très peu d’habitants avaient le privilège d’entrer dans notre appartement. Non que mes parents veuillent marquer une différence en interdisant leur territoire, mais parce que c’était ainsi. L’école était un territoire consacré que l’on ne pouvait pénétrer qu’avec une raison impérieuse. Parmi les adultes, seule la famille Mazel, et surtout Justine, ma grand mère, avaient cette audace. Encore fallait-il une invitation, une cause pressante, la justifiant. Ma grand-mère venait voir ma mère et, surtout, au moindre incident, ses petits enfants ; mais on nous amenait voir mon grand-père Jules dont la ferme était à moins de cinquante mètres de l’école. Parmi les autres habitants, rares ceux qui avaient passé les trois marches et le seuil de granit donnant accès aux escaliers de notre appartement. Seuls mes amis Robert Bonal, André Bouviala et, surtout, Marie Champbreton, avaient quelquefois le privilège de les monter pour venir jouer avec moi. Je pense qu’ils n’en étaient pas vraiment heureux : ils ne s’y sentaient pas à l’aise. Même si notre logis était très modeste, comparé aux fermes du village, il paraissait luxueux. Il y avait quelques meubles, un coin toilette, un WC, une bibliothèque dans la chambre de mes parents, une autre dans la mienne, des photos, des reproductions de peinture, le portrait à l’huile de mon oncle Maurice, un gramophone et beaucoup de disques, un poste de radio Atlantic en chêne clair. L’appartement ne sentait ni les chiens, ni le fumier, ni l’étable. Jamais des poules n’y pénétraient. Heureusement, nous préférions tous jouer dehors.

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Mon neveu Ronald s’étonne que je puisse rester des semaines entières sans parler à qui que ce soit. « C’est pas possible, on a besoin de communiquer, de parler, même de n’importe quoi. Sans ça on devient fou… » etc. Mais non, je n’ai pas ce besoin. Ce qu’il ignore c’est que ma tête est pleine de voix. Il n’est pas une minute du jour où je ne les entende pas, où je dialogue avec des fantômes, avec des personnes que j’ai connues autrefois ou avec des personnages que j’invente. Je ne sais d’ailleurs parfois pas bien faire la différence. Toutes ces voix m’occupent, imposent leurs thèmes de conversation, leurs styles, au point que j’ai parfois besoin de repos, de les faire taire. La lecture est une bonne solution, l’écoute de mes chansons, l’immersion dans un film… Mais c’est une solution provisoire car, d’autres voix, venues des chansons, des films, de mes lectures viennent alors se joindre à cette conversation générale et incessante. Je sais maintenant que je suis davantage fait de phrases que de chair et d’os, produit de mes innombrables lectures davantage que de mon vécu. Je suis un centon, un agrégat de citations qui font de ma pensée un pot-pourri d’énoncés qui, tout en ne m’appartenant pas vraiment, sont devenues constitutives de mon être et devant lesquelles mes expériences personnelles, aussi originales soient-elles, s’effacent. À moins, à leur tour, de se transmuer en de nouvelles phrases. J’ai dans la tête des voix avec lesquelles je dialogue sans cesse, voix sans visages, dialogues sans contextes visuels. Des voix seules : mots et phrases. Parfois j’ai l’impression de renouer avec un dialogue depuis très longtemps entamé, de retrouver un souvenir, de le faire émerger de ma mémoire au hasard d’un mot, d’une impression : un souvenir sonore ; parfois, au contraire, ce sont des discussions nouvelles qui s’engagent avec des personnes familières ou des inconnus. C’est comme si, éveillé, je prolongeais un rêve, un rêve sans images.
Ce qui me reste de ma mémoire, ce sont aussi des odeurs, si fortes encore, si présentes mais si difficiles à décrire pour qui ne les a pas déjà ressenties. Odeurs innombrables, envahissantes qui font toute mon enfance : l’odeur humide, verte, à la fois légèrement acidulée et sucrée de l’herbe que l’on vient de couper ; celle poussiéreuse, chaude, un peu lourde et si sensuelle des moissons ; celle aussi des coques fraiches dont on extrait les noix, proche de certains remèdes et que l’on retrouvait dans le vin de noix de ma grand-mère Mazel, aussi mauvais que son vin d’orange ; celle des poissons, mélange de vase, de fraicheur et de quelque chose d’indéfinissable, à la fois commun à tous les poissons de la rivière et cependant particulier à chaque espèce, l’odeur de la rivière apprivoisée par l’espèce ; celle forte, parfois âcre mais aussi chaude, riche, presque voluptueuse du fumier de vache, si différente de celle sensuelle, attirante, du fumier de cheval ou de celle acide, agressive, répugnante du fumier de porc… Tant d’odeurs qui, à elles seules demanderaient un livre, que je porte encore au fond de mes narines et servent de base, de référence, à toutes les odeurs que chaque jour je rencontre.
Le roman ne peut se contenter d’impressions ou de résumés comme je l’ai fait jusque là. Aussi, bien que je ne veuille pas m’attarder sur mon enfance somme toute banale de petit campagnard vivant dans la solitude d’un village de montagne, je me dois de rapporter quelques anecdotes qui, mieux que les esquisses auxquelles je me suis tenu, à la fois par pudeur et par manque de précision dans mes souvenirs, devraient éclairer ce qu’était ma vie insouciante et comment elle détermina l’ensemble de mon existence. J’y viendrai…

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Parler de mon enfance. Il y faudrait un livre entier tant sa charge émotionnelle pèse encore sur moi. Bien sûr, j’ai oublié l’essentiel des actes que j’ai accomplis alors et je ne saurais dire ce qui s’est passé tel ou tel jour, mais je n’ai rien oublié des sensations à poser dans les ruisseaux des pièges à goujons, des balances pour écrevisse sur lesquelles nous fixions de la viande avariée, des soirées à passer dans les marais à chasser des grenouilles, des arbres que nous escaladions pour dénicher des oiseaux ou cueillir des fruits, de nos recherches de champignons dans les bois où chaque paysan du village avait ses coins secrets, des ruses que nous employions pour les découvrir, de nos jeux de guerre dans les bois… Tant de moments de bonheurs absolus, tant de malheurs aussi…


Juillet, 1927 ou 1928, vraisemblablement 1928. La fenaison. Il a fait sec et chaud, du foin en abondance. De chaque ferme partent les charrettes tirées par les bœufs roux de l’Aubrac. C’est la fête. Toute fin de fenaison se fête dans le village par un grand repas communautaire. On a sorti les tréteaux. On les a revêtus de draps blancs. On a fait cuire, dans le four du village, de grandes miches de pain brut, mais aussi les fouaces rondes, dorées, sucrées ; de chaque ferme on a apporté des cruches de vin, un petit vin aigrelet des bords du Tarn, on a fait venir du chef lieu Lou Cayla, le joueur de Cabrette, le curé est là aussi, bien sûr, qui vient bénir la récolte, rendre grâce à Dieu de son abondance comme il rendrait grâce, l’attribuant aux péchés des hommes, de sa pauvreté. C’est la fête. Le foin est dans les granges, son odeur encore un peu verte réussit presque à couvrir celle du fumier. Les enfants courent en tous sens. Pour un temps très bref, tous ces paysans durs à la tâche, travaillant de l’aube à la nuit tombée avec comme seule perspective de faire survivre leurs familles, toutes ces femmes accablées par la disparition de leurs hommes dans les hécatombes qui ont engraissé la bourgeoisie, se mettent à rire, plaisanter, parler fort, chanter, esquisser quelques pas de bourrée, boire, manger, tailler dans le jambon séché, manger de l’omelette au cèpes et du lièvre à la broche, des truites et des cuisses de grenouille. Cette nuit peut-être lorsqu’une femme ou une jeune fille aura la chance de trouver un homme, jeune ou survivant, quelques enfants seront peut-être conçus. Dépense en pure perte. Demain il sera temps de revenir à la réalité. La vingtaine d’enfants du village, plus deux ou trois autres, venus des alentours, qui ont un lien de parenté — ou d’amitié — plus ou moins lâche, avec les familles de La Roche, sont livrés à eux-mêmes, un peu ivres de toute cette joie inhabituelle, de l’odeur du foin, de la musique entrainante, des fonds de verre de vin qu’ils ont dérobés, de la découverte de la possibilité de vie.


Les garçons surtout sont très excités et la dizaine de ceux qui sont encore à l’école forment une bande folle. Je ne me souviens pas de nombre exact, ni de tous les noms, ni même de tous les visages. Je revois simplement une troupe d’enfants divisée en deux bandes jouant à des jeux de guerre. Chacune des bandes est menée par un des grands de l’école. Il me semble me souvenir que celle à laquelle j’appartenais, était menée par Joseph Bonnal qui devait avoir alors dix ou onze ans. C’était un assez grand gaillard, pas très malin qui savait déjà que, dès sa sortie de l’école sa vie était fixée, et qu’elle serait médiocre, car il devrait aider sa mère, veuve de guerre, à tenir la petite ferme familiale. Peut-être pour cela, il affectait d’être déjà un homme.

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Malgré tout, écrire dans le vide pour tenir. Se réveiller chaque jour, chaque jour lire, écrire quelques lignes, choisir parfois une photo, une chanson… pour tenir. Pour tenir se donner une discipline, des règles pour tenir : faire le tour du village, boire un café médiocre au Commerce, saluer quelques personnes qui m’indiffèrent et feignent de s’intéresser à ma santé, sous le soleil faire une promenade dans la campagne. À midi, midi juste et le soir dix neuf heures trente, préparer un repas pour tenir. Se forcer à varier les plats alors que ce qui importe n’est que de se nourrir. Pour tenir rythmer le quotidien d’habitudes, le jalonner d’obligations fictives pour tenir. Tenir. Jusqu’à quand… Pourquoi ?
Joseph avait décidé que notre petite bande devait tendre une embuscade à nos adversaires. Le village n’était pas bien grand. Une place centrale autour de laquelle se répartissaient les fermes et deux rues : une au bout de laquelle se trouvait l’école, une autre qui menait d’un côté au chef-lieu, de l’autre se perdait dans la campagne. En sa qualité de chef, Joseph avait élaboré un plan. L’un d’entre nous, je ne me souviens plus lequel, devait servir d’appât en se montrant sur la place centrale, il devait attirer la troupe adverse dans la rue qui menait à l’école. Juste avant l’école il y avait en effet une grange. Celle-ci était constituée de deux étages, un rez-de-chaussée où s’entreposait du matériel agricole, un premier étage où l’on pouvait, par l’arrière, profitant de la déclivité du terrain, entrer directement le foin avec une charrette et un grenier où séchait champignons, pommes, pommes de terre et charcuterie. On y accédait par une échelle et une trappe.
C’était un jeu, rien qu’un jeu d’enfants excités mais le drame surgit à l’improviste dans les situations au premier abord les plus anodines. Nous avions sauté des centaines de fois de cette trappe dans du foin, nous aimions faire lever dans nos chutes les poussières odorantes d’herbes qui voletaient ensuite longtemps dans les rayons du soleil et nous faisaient éternuer. C’était à celui qui s’enfoncerait le plus dans la masse protectrice des herbes sèches et personne, jamais, dans le village n’y trouvait rien à redire. Les mères se contentaient la plupart du temps de nous faire secouer nos vêtements ou ôtaient les brins d’herbe de nos cheveux. Bien sûr, il n’en aurait pas été de même si la coupable avait été une adolescente car, le foin, prenait alors une couleur sexuelle. Nous n’en étions pas là.
Quand nos adversaires arrivèrent nous nous sommes laissés tomber sur eux de la trappe. Nous l’avions fait des dizaines de fois et étions loin de soupçonner qu’un drame pouvait naître de cet acte si anodin.
Un cri aiguë, violent, déchirant nous arrêta soudain dans notre lutte. C’était René Bouissou.
Mon cœur souffre à ce genre d’évocation. Les souvenirs ravivent des joies mais aussi des peurs ou des douleurs que l’on croyait à jamais oubliées. Notre petite bande s’était cachée dans le grenier, au bord de la trappe. Nous étions cernés par les odeurs de foin, de pommes, de charcuterie, de champignons, c’était comme une fête d’odeur qui nous emplissait. L’appât devait entraîner les « ennemis » dans le fenil : c’était le piège. Une fois que la bande adverse croirait avoir capturé l’un des nôtres, nous devions leur sauter dessus depuis l’ouverture du grenier et les capturer ainsi par surprise. 

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Un des grands du camp adverse s’était jeté sur René, notre chef. Joseph avait le visage complètement blanc, défait, bouche ouverte, ne sachant que faire, il regardait couler le sang de la main droite de René au centre de laquelle dépassait une pointe de fourche. Oubliée dans le foin, sous la violence du poids de Joseph qui avait saisi les bras de son adversaire, elle lui avait cloué la main droite. Les cris de l’enfant étaient tels, nos cris à tous que des adultes arrivèrent immédiatement et, en tête, mon père qui ne pouvait pas ne pas se sentir responsable des enfants du village. Le médecin était loin, il n’y avait alors de téléphone qu’au chef-lieu. Il fallait agir, il courut à l’école chercher la seule boîte à pharmacie du village et, après avoir chassé notre groupe, aidé du père Mazel, retira la fourche de la main, désinfecta la plaie à l’alcool malgré les cris de l’enfant, la noya de mercurochrome et, l’ayant vu faire tant de fois sur le front, la referma comme il put à grand renfort de bandes Velpeau.
L’accident de René Bouissou fut mon premier contact avec l’aléatoire de toute vie humaine. Ce jour-là je changeai. L’inquiétude entra dans ma vie. Ainsi chaque geste anodin, chaque plaisir même le plus infime pouvait se transformer en drame, douleur, souffrance, blessures se dissimulaient dans toutes les joies humaine. D’un seul coup je vieillis de plusieurs années m’approchant à grand pas de l’adolescence, le petit garçon que j’étais, le grand bébé surprotégé, devint un petit garçon conscient de ses actes et de leurs conséquences. Je devins sérieux. Voilà maintenant que je m’afflige. Encore une fois. Ce n’était pas le but que je m’étais fixé en écrivant, je voulais relater simplement, sans pathos, ni romantisme, ni sensationnalisme, la vie simple d’un homme simple. Mais je me souviens très bien du sentiment que j’éprouvais en voyant la main de René Bouissou clouée par la pointe de la fourche, j’étais partagé entre la peur que cela ait pu m’arriver, l’horreur de tout ce sang qui emplissait sa paume et, cependant, la curiosité, l’envie de voir de plus près cette monstruosité d’une main comme greffée à une pointe métallique. Rejet et attirance : j’avais à la fois envie de m’enfuir et de la toucher.
En ce hameau alors si isolé, noyé dans une campagne semi-sauvage, nous étions des enfants de la nature et, dans un rayon d’environ cinq kilomètres alentour, la nature nous appartenait pleinement. La nature qui enferme La Roche n’a ni sentiment, ni état d’âme, elle est, impose à la fois sa rudesse, sa magnificence, sa douceur, sa générosité, sa brutalité et sa violence. Ce paysage ouvert, vallonné, dont l’altitude moyenne se situe autour de mille mètres était composé de bois, de creux où coulaient torrents et ruisseaux, de roches granitiques, de fonds à gros grains de sables, de combes où poussaient quelques rares cultures, de marécages et de prairies reliés par des chemins aux tracés incertains. Rien alors n’était clos et les limites de territoires ou de propriétés n’existaient que dans la mémoire des hommes. Si les adultes étaient propriétaires du terrain, les enfants, le parcourant dès que la météorologie et le temps libre le leur permettaient, en étaient les rois. Si les petits ne s’éloignaient guère des limites des habitations, les grands, connaissant tout de leur royaume, les entraînaient souvent en bandes dans leurs explorations leur faisant découvrir ainsi bien des mystères de la vie. Si les adultes regardaient avant tout cette nature comme productrice de ressources multiples, les enfants la voyaient comme terrain de jeux, d’épreuves et d’initiations.

samedi 25 novembre 2023

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L’enfance s’efface lentement dans l’apprentissage de la vie.
Chaque seconde de notre vie d’enfant avait ses découvertes qui nous faisaient lentement devenir hommes et femmes. Outre des connaissances pratiques sur les réalités du monde, faisant entre tout la part des choses, nous apprenions lentement la joie et la tristesse, le bonheur et la souffrance, le désir et l’impuissance, l’âpreté et la générosité, la certitude et le danger… Au printemps nous découvrions la générosité folle de la nature et la copulation des grenouilles ; en été c’était la volupté de l’eau des ruisseaux et la violence des orages ; à l’automne c’était l’abondance des fruits, des champignons et le danger mortel que certains représentaient ; en hiver, la beauté des paysages enneigés et la traîtrise mortelle des tourmentes.
Guidés par les plus grands d’entre nous, nous apprenions lentement à maîtriser la nature. Peu à peu, elle n’avait plus de secrets pour nous : entre les insectes, les fleurs, les champignons, les plantes que mon père demandait aux élèves de la classe de réunir pour leur apprendre à les reconnaître, leur en raconter les bienfaits mais aussi les dangers, les jeux, parfois cruels qui nous faisaient réaliser des cages à mouche dans des bouchons évidés fermés par un grillage d’épingles, attacher un fil à la patte des hannetons pour écouter, de longues minutes, le vrombissement de leur vol ou jouer avec la terreur des souris capturées dans telle ou telle grange, et la gourmandise qui nous amenait à attraper ou cueillit tout ce qui pouvait se manger, entre tout ça, la nature devenait lentement notre jardin et nous nous en sentions propriétaires.
Nous avions tous les droits et rien ne nous effrayait. Nous apprenions vite à construire des pièges variés, depuis les tendelles à grives jusqu’aux collets pour lapins en passant par les bouteilles à vairons et nous savions attirer les poissons par de la mie de main, les écrevisses par de la viande avariée ou des têtes de moutons, les grives par des graines de genévriers. Peu à peu, nous nous exercions, parfois à l’école, mais le plus souvent en dehors à capturer pour les dresser ou les apprivoiser, les pies, les rossignols, les merles, les écureuils, les belettes ou les fouines. Les êtres infiniment variés de la nature nous appartenaient, des escargots aux tritons fragiles aux renards voleurs de poule en passant par les scarabées et les pies : nous apprenions à gérer le monde comme une vaste propriété commune dont chacun de nous était le possesseur. Chacun de ces animaux était alors assigné à un rôle utilitaire précis, les uns faisaient partie de nos aliments, d’autres des préparations médicinales de nos rebouteux, d’autres de nos jeux ; certains enfin ne valaient que pour leur peau. Ces rôles utilitaires nous interdisaient tout sentimentalisme : couper la tête à une poule ou dépouiller un lapin était pour nous aussi naturel et évident que se lever tous les matins ou manger trois fois par jour. Nul sentimentalisme envers la nature, elle était là pour nous et nous vivions en elle qui nous constituait : chacun de ses éléments présentait un éventail d’utilités qui délimitaient précisément ses raisons d’être.
Un de nos jeux, dont le rôle d’initiation à l’adolescence était important, était ainsi de capturer des vipères vivantes. Les psychanalystes d’aujourd’hui y verraient certainement une symbolique sexuelle mais nous avions de nombreux autres moyens d’exprimer notre sexualité aussi la capture des vipères était elle bien davantage une façon de prouver le courage et la maîtrise de soi, même si elle était l’apanage des plus grands.

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Dans une grande excitation, les jours où le soleil embrasait la campagne, à l’heure où la chaleur était la plus forte, nous partions en bandes. Sans aucun souci d’esthétique, nous mettions de vieux vêtements amples généralement destinés à finir en chiffons, sarraus, chemises usagées d’adultes, pantalons flottants entrant dans les bottes, chapeaux de feutre auvergnats à larges bords comme en portaient encore les hommes du village, gants de cuir si nous en trouvions, emportant parfois des bouteilles, de grands bocaux de verre vides ou quelque sacoche de cuir découverts dans la grange de l’un ou de l’autre.
Il y avait, à l’écart du village, sur une petite colline, tout près d’un marécage où grouillaient les grenouilles, une masure construite comme la plupart des maisons du village en gros blocs de granit assez mal taillés et peu jointifs qui avait dû autrefois être une petite grange. Une des faces de cette ruine était orientée plein sud et, les jours d’été de grand soleil, les vipères qui avaient élu cette maison comme abri, enroulées sur elles-mêmes se chauffaient entre les fentes de ses pierres.
C’est là que nous venions les prendre. Nous approchions d’elles avec la plus grande prudence car il ne fallait pas qu’elles se sauvent et, comme nous avions appris que ces animaux sourds étaient sensibles aux moindres vibrations, nous nous efforcions dans notre approche de faire glisser nos pas sur les herbes. Il fallait ensuite les attraper. Pour cela nous employions, selon notre âge et notre audace, deux tactiques différentes. Les plus audacieux, souvent les plus âgés, qui devaient faire preuve de leur supériorité, saisissait rapidement le serpent derrière la tête le tenant fermement en l’air puis, lui faisant mordre un vieux béret ou une casquette, vidait sa poche à venin : il ne fallait surtout pas qu’il échappe car c’est alors, malgré les vêtements amples que nous avions revêtus, que nous nous mettions en danger ; les moins audacieux se contentaient de frôler l’animal du bout d’un long chiffon, la vipère jaillissait alors comme une flèche mordant le chiffon avec rage ce qui causait sa perte car nous pouvions ainsi la saisir au-dessous de la tête et, tirant violemment sur le leurre, lui arracher les crocs. La bête, qui selon les croyances paysannes était redoutable, devenait alors inoffensive et nous pouvions nous en amuser.
Cette chasse était pour nous une véritable épreuve d’initiation qui signait notre entrée dans le royaume de l’enfance. Aucun des enfants du village ne s’était jamais dérobé. Dans l’année de mes huit ans, étant selon les rites du village où se pratiquait encore « la petite communion », entré dans l’âge de raison, je n’ignorais pas que je ne pouvais plus me contenter d’assister à cette chasse en simple spectateur.
Aussi, le premier jour des vacances d’été 1930, je m’avançais doucement vers le mur où, à l’emplacement d’une pierre absente, une vipère était enroulée au soleil.
J’étais en sueur, respirai profondément, je voyais devant moi la fente noire verticale des yeux dont je pensais qu’ils me fixaient, le corps gris strié de noir dont, dans son enroulement j’avais du mal à évaluer la longueur et la puissance. Elle me semblait monstrueuse. Autour de moi, les enfants se taisaient, j’avais peur.

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La peur me paralysait, dans nos récits villageois les yeux de vipères étaient ceux des sorcières et ce que j’avais devant moi, c’était le mal, le mal absolu, l’irrationnel, les puissances de ténèbres, toutes les parties maléfiques des récits qui se racontaient parfois dans les veillées. Mon corps était un bloc de glace, mon cœur frappait ma poitrine, ma respiration s’accélérait, mon cerveau ne fonctionnait plus, je ne pouvais plus reculer, je ne pouvais pas avancer, aussi immobile que le monstre que je devais affronter, j’avais soudain huit ans. Le groupe des enfants m’observait d’abord en silence et je sentais peser sur moi le jugement de tous leurs regards puis j’entendis l’un d’entre eux chuchoter « vas y, vas y » et tous reprirent en chœur sur un même rythme à la limite de l’inaudible « vas y, vas y » et je vis la tête au nez retroussé de la vipère remuer lentement, lentement se redresser, l’animal s’éveillait, il me semblait qu’il me fixait, je ne pouvais quitter des yeux la fente de ses yeux, une lente ondulation parcourut son corps, je n’avais plus le choix, j’agitai vers lui le morceau de drap que je tenais au bout de mon bras droit, la vipère souffla, je fermai les yeux une seconde puis, sachant que je ne pouvais plus reculer, touchai la bête avec mon chiffon. À la vitesse d’une fusée elle se détendit, mordit au leurre : je sentis soudain tout son poids au bout de mon bras qui tremblait. J’hésitai encore, j’allai tout laisser tomber : « Attrape la, vite, cria un grand ». De ma main libre j’empoignai son corps froid, ferme, résistant. J’avais une envie folle de lâcher : « Tire, tire, vite… » criaient tous les enfants. Je tirai de toutes mes forces et le croc céda détachant la vipère du chiffon ce qui la libéra. Je vis avec effroi sa tête remonter vers le bras qui la tenait. J’oubliai alors qu’elle était inoffensive, j’étais prêt à la jeter à terre quand René Bouissou vint à mon aide, l’empoigna au plus près de la tête puis me la redonna. Le corps de la vipère s’agitait, s’entortillait en tous sens, réussit à s’enrouler autour de mon bras qui la tenait et ce fut comme s’il voulait me transmettre sa force, comme si quelque chose de l’énergie de la nature passait en moi. Je ne pus résister, de ma main libre, j’empoignai ce corps qui se tordait, sentis dans ma main la douceur froide, sèche des petites écailles lisses. La peur m’avait quitté, j’avais triomphé du mal et une intense volupté m’envahit, je trouvai soudain dans ce contact une douceur extraordinaire, une sensualité pour moi jusqu’alors inouïe, levant la bête vers le ciel en un geste d’offrande, tous mes muscles tendus : je criai vers l’absolu. Alors, tous les enfants qui jusque là étaient restés silencieux se mirent tous à hurler, me féliciter. Je n’entendais rien de ce qu’ils braillaient, je ne percevais que leur clameur qui, dépouillant l’enfant en moi, me faisait accéder au monde des grands et entrer dans l’adolescence. Je gardai longuement en main cette vipère qui ne cessait de s’agiter mais que je ne redoutai plus et je sus que, désormais, je ne craindrais plus cet animal, que j’en serais à jamais le maître.
Comme nous allions souvent à la pêche aux goujons ou vairons dans le petit ruisseau qui coulait à l’écart du village, mon père m’avait offert, pour un de mes anniversaires un petit panier d’osier tressé serré fermé par une espèce de petite goupille de bois attachée à une languette de cuir et muni d’une anse permettant de le porter à l’épaule. C’est dans ce panier, dont la petite ouverture rectangulaire du couvercle avait été obturé d’un treillage de fil de fer, que j’enfermai, avec une grande fierté, ma première vipère vivante et, qu’entouré du groupe d’enfants tous aussi fiers que moi, je retournai au village.

vendredi 24 novembre 2023

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Dans ce récit, je vais où mes souvenirs me portent. Ce que nous faisions des vipères capturées importe peu, nous les donnions à la vieille guérisseuse installée à l’écart du village pour en faire ses médecines ou son alcool de vipère, nous jouions un moment avec elle et nous les relâchions ou nous nous amusions à les jeter dans quelques jardins attendant les réactions des femmes. Ce qui comptait n’était pas l’usage, mais l’acte de la capture. Nous affirmions ainsi, une fois encore, notre pouvoir absolu sur la nature qui nous entourait et nous étions chez nous. Comme d’autres avant moi, j’avais franchi cette étape nécessaire pour maîtriser ce qu’il pouvait y avoir de forces obscures et maléfiques dans ce pays rude et sauvage où l’homme ne pouvait imposer son existence que par un combat permanent.
Lewis Carroll dit qu’il faut « commencer au commencement » et déconseille « d’ouvrir le livre au hasard ce qui vous conduirait vraisemblablement, cher lecteur, à l’abandonner ». Il ajoute « cette règle est très souhaitable lorsqu’il s’agit de livres d’un genre différent, de roman, par exemple, où l’on risquerait fort, en ouvrant le livre ici, puis là, de gâcher tout le plaisir qu’on aurait pu prendre au développement de l’intrigue ». Il ignorait la littérature numérique qui se met aujourd’hui en place où il n’y a ni entrée ni sortie définie et qui permet, qui demande même, des lectures transversales sans que l’on perde rien du plaisir de lire. Si j’étais plus jeune, je m’initierais à l’informatique pour écrire ma vie de cette façon. Car il n’y a d’autre commencement que chronologique et ce n’est pas écrire que se laisser dominer par les contraintes du temps : ne me demandez ni de vous racontez ma vie dans son ordre apparent, ni de tout vous en dire. Je vais où mon désir me porte car, parce qu’il est des jours où la répétition d’un même phénomène apporte la preuve de l’absurdité du monde que nous squattons, il faut bien se résigner à accepter car des presque cinq millions de minutes qui ont constitué ma vie, bien peu ont présenté pour moi quelque intérêt, bien moins encore me semblent mériter d’être rapportées. D’ailleurs, ce qui fait une vie n’est pas l’ensemble des actes qui la constituent mais, bien davantage, les rares impressions, sensations, sentiments qui leur ont donné leurs couleurs particulières. Je suis davantage ce que j’ai éprouvé que ce que j’ai fait.
Comment oublier, par exemple, ces chansons sentimentales, parfois jusqu’à l’écœurement, qui, dès mon berceau, ont nourri et, sans aucun doute, influencé celui que je suis encore ? De temps en temps, à l’improviste, lorsque mon cerveau fatigué ou inattentif se perd dans une rêverie tranquille et improductive, un vers, une ligne musicale s’installe en lui comme un squatter et l’occupe des heures durant, revenant sans cesse sur des mots et des notes « et dans les soirs de rêverie s’en va vers mon cœur attristé… » ou « un poète ayant fait un voyage extraordinaire m’a dit… ». Je ne sais plus le titre de la chanson, le nom de son auteur, celui de l’interprète, mais ces mots sont restés en moi à jamais et je sais que mon être profond leur doit davantage que tout ce que j’ai pu accomplir. Sans s’en douter, me nourrissant de ces ritournelles sentimentales, mon père a fait de moi un être de mots. Plus qu’aucun autre enfant du village, j’avais ainsi besoin de me prouver — à défaut de devoir le prouver aux autres — que j’étais aussi, comme eux, avant tout, un être d’action. 

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Il y a bien des trous dans ma mémoire et si les épisodes que je rapporte ici semblent cohérents, logiques, entiers, c’est, en grande partie, parce que je remplis par l’imagination les manques du souvenir. Ne me restent en fait que des impressions fortes, des éclairs d’images ou de sensations qui créent comme une structure d’ensemble dont je m’efforce ensuite de relier les éléments. Ainsi de cette effroyable frayeur lorsque, avant l’été de ma dernière année dans l’école de mon père, devant passer le concours d’entrée en sixième, événement qui, de mémoire d’habitant, ne s’était jamais produit dans le village, je dus participer, bien qu’ayant deux années de moins qu’eux, avec les deux autres garçons qui terminaient là leur scolarité, à ce qui était considéré par les enfants du village comme un rite d’initiation à l’adolescence : la capture de vipères vivantes. Je n’oublierai jamais l’effroi que me causa la vue de la vipère à moitié sortie d’un trou du mur, langue sifflante, lorsqu’elle jaillit pour mordre dans le morceau de drap que j’agitai vers elle. Ce moment d’effroi est un souvenir, intégré comme réflexe dans toutes les cellules de mon corps que je revis chaque fois que j’évoque cet épisode de ma vie.
L’épreuve des vipères, le dépassement de soi volontaire que constituait cet affrontement avec l’incarnation de l’effroi et du mal purs n’était qu’une façon d’affirmer notre accord total avec la nature. La nature nous faisait, nous étions une part d’elle, nous nous donnions à elle comme elle se donnait à nous. Ce jour-là notre bande captura onze vipères vivantes : ce record, car c’en était un, ne nous apparut pourtant pas comme tel, il n’était que la signature de notre pouvoir sur tous les êtres au milieu desquels, dans des rapports réciproques, nous vivions chacune de nos secondes car si la nature, par ce qu’elle nous offrait sans cesse, était une providence, nous mettant sans cesse au défi, nous imposant à l’improviste ses épreuves, elle exigeait son dû nous apprenant ainsi la nécessité permanente de la prudence.
C’était une de ces froides journées d’hiver comme il en arrive de temps en temps en montagne où la nature multipliait ses splendeurs : un ciel d’un bleu d’acier profond, une épaisse couche de neige que le temps n’avait pas encore pu souiller. Les couleurs explosaient : gris parsemés de reflets du granit des murs des maisons, vert soutenu des forêts de pin. Et par dessus tout cela un soleil dont la puissance faisait brûler la neige. C’était un de ces jours où n’ayant pas école, il nous était impossible de résister à l’attraction de l’espace. Avec le grand — il avait deux ans de plus que moi — René Bonnal et André Bouviala, mon meilleur ami d’alors, nous avions décidé d’aller pister les traces d’animaux sur la neige.
Nous avions pris des raquettes, des raquettes rudimentaires faites de jonc tressé à l’intérieur d’un cadre d’un cadre de frêne. Toutes les fermes en possédaient alors au moins une paire car, dans ce pays où il y avait alors de longs mois de neige, elles étaient indispensables dès que l’on voulait quitter le cercle étroit du village. Il fallait bien pouvoir aller à la messe à Rieutort-de-Randon, à environ cinq kilomètres, ou aller chercher là les quelques objets que l’on ne pouvait fabriquer soi-même.

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Chaudement vêtus, nous sommes partis d’un bon pas dans l’univers de la neige chantant à tue-tête la marche des Rois Mages : « De bon matin / J’ai rencontré le train / de trois Grands Rois / Dessus le grand chemin… » qui nous servait souvent de marche guerrière lorsque nous décidions d’attaquer des ennemis réels ou, le plus souvent, imaginaires. Sous le soleil encore oblique du milieu de la matinée la neige fraîche et poudreuse de la nuit brillait en des milliers de minuscules cristaux qui donnaient au paysage un air de fête. Le froid était vif mais sec et, sous nos vêtements, nous le sentions sur notre visage aux pommettes rouges, dans notre respiration qui faisait devant nous de tous petits nuages de vapeur, sur le bord de nos lèvres qui se desséchaient. Le paysage offrait des couleurs éclatantes, le ciel d’un bleu profond était une plaque étale d’acier, le vert des baies et des épines des genévriers épars rivalisaient de puissance avec les bosquets et les bois délimitant nos horizons. Tout était paix, joie, jouissance, nous nous sentions les rois de ce monde. Rythmant nos pas, la neige chantait sous nos raquettes, nous n’étions plus des enfants mais des explorateurs audacieux.
Le but que nous nous étions fixés était, à trois ou quatre kilomètres du village, une colline parce que, entourée de trois bosquets elle était comme une clairière où nous avions des chances de pouvoir relever des traces d’animaux sauvages, mais aussi parce que sa pente, totalement dégagée d’obstacles, nous semblait être la plus à même de nous faire profiter de la neige. Nous traînions en effet une vieille luge sur laquelle un d’entre nous — je crois que c’était André Bouviala — avait attaché une paire de ski taillée dans une planche que nous pouvions fixer à nos chaussures par de simples lanières de cuir, et nous nous promettions, lorsque nous serions lassés d’observer les empreintes de la vie sauvage, de profiter au mieux des joies sportives que proposait la neige. Nous avons marché un peu plus d’une heure avant d’atteindre notre but où, dès que nous sommes arrivés, nous avons commencé, nous asseyant sur la luge à nous reposer un peu, buvant l’eau de nos gourdes et dévorant, en nous racontant des histoires de gosses, les morceaux de pains que nous avions truffés de morceaux de sucre. Nous avions la certitude absolue que le monde était à nous.
Ayant récupéré nos forces, longeant la lisière du bois le plus haut, nous nous sommes mis à parcourir lentement la neige repérant tout d’abord les successions de flèches de passereaux, puis les cinq doigts griffus d’un écureuil roux descendu d’un arbre pour en rejoindre un autre, autour du trou visible d’un terrier, les griffures brouillonnes de ce qui pourrait être un rat, un peu plus loin, les deux ventricules du cœur formé par les empreintes d’un chevreuil descendant la colline pour chercher un point d’eau. Pendant près d’une heure nos regards furent ainsi rivés au sol et nous ne nous sommes méfiés de rien.

jeudi 16 novembre 2023

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Entièrement absorbés par nos observations et relevés de traces d’animaux dans la neige, discutant avec force entre nous pour déterminer s’il s’agissait de tel ou tel animal, nous ne nous étions pas aperçus que le temps, insensiblement, avait changé. Des masses nuageuses étaient venus de l’ouest couvrant peu à peu le soleil et transformant le ciel en une masse blanchâtre aussi compacte que la neige du sol puis, lentement, un petit vent s’était levé emportant quelques cristaux de neige et lorsque nous avons levé la tête pensant qu’il était temps de rentrer, le vent était soudain devenu plus fort. Nous avons alors compris trop tard que commençait une tourmente. Nous connaissions tous ce phénomène qui faisait l’objet de nombreuses conversations le soir aux veillées. Nous savions son danger théorique et nous avions tremblé aux récits de voyageurs surpris et morts de froid à quelques centaines de mètre d’un village. L’histoire la plus récente était celle du facteur mort de froid dans la hutte de branchages qu’il s’était confectionné à la hâte


Sur le plateau, la tourmente est en effet sauvage. Un vent furieux souffle, siffle, soulève avec rage des masses de neige auxquelles, dans toute l’indéfinition de l’espace, il fait tourner des valses diaboliques. Soudain nous avancions avec peine. La visibilité était devenue nulle… Presque… Nous nous étions laissés surprendre. Malgré notre connaissance des causses, notre habitude du climat, nous n’avions pas prévu que le temps pouvait changer très vite et le vent brusquement apparaître, avec une telle puissance. Nous n’étions pas allés loin de chez nous. Trois kilomètres, quatre tout au plus… Mais dans les gouffres du torrent de neige qui commençait à dévorer l’espace plan du plateau, nous étions comme emportés, traînés d’un arbre à l’autre, d’un rocher à un rocher semblable, d’une illusion à l’autre. Nous étions perdus dans un espace pourtant familier… Pour ne pas être séparés, nous nous somme attachés l’un à l’autre par nos foulards et avons avancé, avec peine dans ce qui nous semblait être la bonne direction cherchant le moindre indice pour notre chemin… De temps en temps, une main gantée de mitaines rencontrait un arbre, nos pieds butaient sur un muret effondré de pierres sèches, une amorce de chemin dans la neige, nous rappelait vaguement quelque chose. Mais nous n’avions aucune certitude. Visages fermé dans nos cols raidis de froid, la neige, fondue par nos haleines puis gelée en surface par le vent, les yeux plissés, à peine visibles sous les visières cartonnées de nos passe-montagne de laine, faible protection contre les flocons gelés qui, excités par le vent comme autant d’insectes furieux, pénétrait par la fente de notre coiffure nous brûlant les yeux, pas à pas, avec difficultés, nous avancions, à la recherche d’un repère fiable. Nous avons ainsi tâtonnés pendant un temps qui nous sembla infini. La fatigue nous gagnait mais nous savions ne pas avoir pas le droit de nous asseoir pour nous reposer, nous savions que si nous nous arrêtions de bouger l’assoupissement confortable du froid nous guettait et que, comme tant d’autres, nous risquions de ne jamais nous réveiller.

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Nous marchons. Très lentement, fouettés par la neige, avec difficulté, à la recherche d’un indice quelconque qui nous permettrait de nous repérer. Il s’agit de ne pas s’éloigner. Nous pensons ne pas être trop loin de l’ancien chemin pavé qui nous conduirait directement au village mais comment savoir ? Si au moins nous nous étions contentés de nous promener sur un sentier plutôt que de partir à travers la campagne !… Théoriquement le chemin aurait dû être sur notre gauche… Mais nous ne trouvons rien, nous ne voyons rien. Dans cette purée neigeuse, il y a bien des chances que nous tournions en rond… Enivrés par les tourbillons de neige, le froid nous gagne, nous perce, nous avons beaucoup de mal à maintenir notre esprit en éveil, réfléchir pour adopter une attitude logique, ne pas abandonner…


Quand la tourmente s’est levée, nous étions au-dessus du village, à environ quatre kilomètres, en direction des forêts qui couvrent une bonne partie du plateau. Nous n’avons toujours pas retrouvé la forêt, nous devons donc être encore sur cette portion de plateau où se trouvent les anciennes pâtures. Nous pensons être revenus sur nos pas mais nous n’en sommes pas sûr et commençons à nous disputer chacun proposant une solution mais toutes aussi peu fiables : l’essentiel est de ne pas avoir dépassé le village car, alors, s’ouvriraient devant lui quelques dizaines de kilomètres de forêts et de marécages. Dans ce cas, nous n’arriverions jamais au bout… Si nous avions dépassé le village sur la gauche, nous aurions dû couper le chemin pavé… difficile de ne pas le voir, quoique avec toute cette neige ! Sur la droite, par contre, peu de repères à part une ou deux ruines sur lesquelles nous avons peu de chances de tomber. Nous devons donc avancer résolument vers la gauche… Au pire nous nous éloignerons du village mais, comme le chemin vient en droite ligne depuis l’ancienne route, nous ne devrions pas le manquer. À moins que dans l’absence complète d’indices nous ne tournions en rond. La chute de neige, le vent sont maintenant si violents que même nos traces s’effacent derrière nous… Ne pas céder à la panique… Se tenir à un raisonnement… Essayer… Blanc, blanc partout, le paysage a fondu dans le blanc. La neige tourne, pique, brûle mains et visages. Impossible d’ouvrir les yeux.


Malgré les nombreuses couches de vêtements sous lesquelles nous avons l’habitude de nous protéger — plusieurs pull-over de laine, des vestes de gros velours, un pardessus de laine, des passe-montagne —, le froid commence à nous gagner… Nez gelé, brûlure aux mains, pieds qui s’ankylosent… Nous nous forçons à avancer. Le cerveau doit dominer le corps. Nous avons l’impression que le vent, venu face à nous des lointains du plateau, redouble, s’acharne, s’efforce de nous détruire. Nous avançons, sans savoir vers quoi, presque en aveugles, attentifs aux moindres sensations de nos pieds qui pourraient nous révéler un changement de la nature du terrain. Nous marchons, marchons, nos raquettes s’enfoncent dans la neige fraiche, nous commençons à sentir la fatigue, nous avons envie de nous arrêter, nous blottir les uns contre les autres pour nous réchauffer mais nous savons, par les nombreux récits des veillées qu’il ne faut pas se laisser aller au découragement, ne pas s’abandonner à l’attraction de la neige, ne pas accepter son enveloppement maternel et nous marchons, marchons, de plus en plus désespérés.

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Soudain, à quelques dizaines de centimètres sur ma droite, une vague silhouette de croix. Je crie, la montre aux autres, nous nous en rapprochons : une croix de pierre, une de ces multiples croix que les paysans, conciliant piété et sens pratique, plantaient autrefois aux carrefours des chemins. Celle-ci est particulière, certainement très ancienne, portant sculptés sur son socle d’étranges personnages. Nous la connaissons bien. On l’appelle la “croix des buses”. Elle se trouve normalement sur un chemin qui conduit aux marais. Nous sommes perdus, nous ne sommes pas là où nous croyons, mais plus au sud : nous avons dépassé le chemin du village, mais celui-ci ne devrait pas être loin, cinq cent mètres maximum, sans le voir nous avons dû passer tout près… S’il ne neigeait pas tant, il nous suffirait de suivre le chemin de terre pour revenir vers l’entrée du village, mais il ne faut pas y compter, la neige nivelle tout, le chemin a été effacé comme par une gomme… Il nous faut faire demi-tour. Impossible de discuter, dès que nous ouvrons la bouche, la poussière de neige nous glace, par signes, nous nous efforçons de trouver un moyen de ne pas perdre à nouveau notre route. Avancer légèrement vers la droite, compter nos pas. Le vent soufflera dans notre dos. La marche sera moins pénible. Nous avons l’habitude, dans nos jeux, de nous servir de nos pas pour étalonner des distances : un pas, un mètre… Dans trois cents, quatre cent pas, nous aurons trouvé le village… Ou il nous faudra envisager autre chose.


Nous avons froid, nos yeux nous piquent, à l’emplacement de nos bouches la laine se couvre de petits glaçons, nous avançon. Soigneusement accrochés les uns aux autres, mains tendues devant nous, fermant parfois les yeux pour les reposer des piqures de neige car de toutes façons la vue ne nous sert presque à rien ; nous préférons nous concentrer sur nos pieds, nos mains, nos comptes. Au bout de deux cents quatre-vingt pas, nous rouvrons les yeux, espérant, dans cette blancheur étale où terre, ciel et espace s’annihilent dans une pureté néfaste, capter une ombre quelconque, une silhouette de maison, une fumée. Mais rien. Soudain un son nous parvient, un son sourd, lourd comme un glas, profond, lent : la cloche de tourmente. Nous nous dirigeons péniblement vers lui. Avançons lentement, pas à pas, nos raquettes devenues lourdes s’enfonçant de plus en plus profond dans la neige. Soudain, René Bonnal qui est en tête pousse un cri, ses mains ont rencontré une surface de pierre gelée : un mur. Sauvé… sur plusieurs kilomètres, pas d’autres murs que ceux du village. Il nous suffit de le longer en gardant la direction du son. C’est le mur du cimetière dont nous rencontrons bientôt la grille de fer rouillée qui nous mène à l’unique rue du village, la prendre sur la droite. L’école est à une vingtaine de mètres, en haut d’un pré qu’indique une descente pierreuse. Nous ne pouvons plus nous perdre. Un immense soulagement s’empare de nous. Ma mère regarde à travers les vitres de la fenêtre, anxieuse, dès qu’elle aperçoit nos silhouettes, elle sort, se précipite, nous fait rentrer dans la chaleur de la salle de classe où le poêle, en ce jour de congé, a été exceptionnellement allumé. Nos mères sont là, elles nous attendent toutes. Ma mère monte à l’étage dire à mon père que le cloche de tourmente n’est plus utile. Il descend. Nous nous attendons au pire.

lundi 13 novembre 2023

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La distinction entre les événements qui sont des signes du destin et ceux qui n’en sont pas n’est pas évidente. Comme je l’ai déjà signalé, nous vivions dans la nature en harmonie avec ses plaisirs et ses dangers, les uns pouvant rapidement prendre la forme des autres pourtant, les trois incidents dont je viens de parler — l’accident de René Bouissou, l’épreuve des vipères et l’égarement dans la tourmente — m’ont profondément marqué. Bien plus que d’autres qui ont été plus lourds de conséquences mais qui m’ont moins impressionné. Chacun d’entre eux, pour la première fois m’affrontait aux réalités de la nature humaine : notre fragilité fondamentale, notre impuissance face aux aléas de l’existence, le peu d’importance de cette intelligence dont mon père était si fier… Je n’avais que huit ans mais Je compris combien nous dépendions de peu de choses et moi, dont le prénom était celui d’un mort, reçus dans un éblouissement la révélation de l’importance de la vie ; je sus dès lors que rien n’était plus important que vivre, absorber jusqu’au bout les moindres instants qui nous étaient donnés. Tout le reste n’était que fioritures. Vivre, je voulais vivre et cette sensation ne pouvait passer que par une ouverture à la plénitude du corps. Respirer, bouger, goûter, sentir, toucher… absorber par tous les pores de mon corps la moindre des sensations qui passait à ma portée. Mais, en même temps, et de façon indissociable, je compris que la vie est, pour l’essentiel d’une banalité effroyable, poupées mécaniques, nous répétons chaque jour sans y penser les mêmes gestes et, aussi souvent, les mêmes paroles, qu’il est de trop nombreux jours où la répétition d’un même phénomène apporte la preuve de l’absurdité de ce monde dont nous ne sommes que les squatteurs.
Autour de nous les choses se défont, les peintures s'écaillent, les murs s'effritent, comme les robinets nos minutes de vie, sans cesse, fuient ; nous passons notre temps à colmater des brèches que, par la multiplication d’activités vaines, nous essayons de ne pas voir. Après ces trois événements, il me semble que je vieillis d’un seul coup, jetant sur le monde qui m’entourait et que je croyais protecteur, un regard différent. Dès lors, je regardais d’un autre œil ce que jusque là j’avais considéré comme étant la réussite de mon père, je désirai une vie autre, je ressentis comme l’appel du large, une envie profonde de voir ailleurs, plus loin, plus grand, de découvrir ce que je ne soupçonnais même pas mais dont j’avais, au travers de mes lectures, quelque chose comme une intuition.
Je ne le savais pas alors clairement et ne peux le dire qu’aujourd’hui où ma vie touche à mon terme mais c’est à ce moment là, dans cette période précise de mon enfance que le reste de ma vie s’est décidé. Rien de ce que j’ai fait par la suite ne peut en effet être compris si l’on ne prend pas en compte cette crise souterraine qui me bouleversa m’ouvrant à de nouvelles façons d’être au monde. C’est cet hiver-là que naquit vraiment l’adolescent puis l’adulte que je fus par la suite.

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Interrompant pour un temps mon travail d’écriture, mon arrière petit neveu, Ronald Cline, est venu s’installer chez moi, du coup je n’ai pas fait grand chose. De temps en temps, ce garçon étrange et dont l’étrangeté m’amuse vient ainsi s’installer quelques jours chez moi. Puis disparaît comme il est venu, sans rien dire, sans avertir et j’ignore tout de ce qu’il fait ailleurs. Je ne sais pourquoi ce garçon s’est pris d’affection pour moi pourtant, il arbore des idées punk-gothiques qu’il sait à l’opposé de tout ce que je suis et pense. Mais nous avons une étrange complicité sensible, ensemble nous nous sentons bien. Peut-être parce qu’il est tout ce qui me reste de ma famille. Mais je n’en suis pas sûr, l’alchimie des sympathies est souvent étrange. Lui seul, par sa présence si différente, me faisant sortir de mes souvenirs, m’oblige à vivre un peu dans le présent, à me faire oublier mon âge.
La vieillesse est un état, ni espérance ni nostalgie, quelque chose comme la mue du serpent, on devient autre chose et il faut savoir, pouvoir, l’accepter. Or cela vient presque d’un coup. On vieillit biologiquement depuis la naissance, mais on tombe d’un seul coup dans la vieillesse, on se lève un matin ainsi avec des douleurs articulaires, un cerveau embrumé, on ne se souvient plus de quantité de choses que l’on pensait ne pouvoir jamais oublier, on se demande que faire de sa journée et, surtout pourquoi faire le peu que l’on fait. Alors il faut s’accepter ou disparaître, se reconstruire dans cet autre état, apprendre à gérer corps et esprit, s’inventer à nouveau dans d’autres perspectives, sans regret ni amertume, se reconnaître vieux. Lentement je me métamorphose, mais en quoi ? Impossible d’échapper à l’Histoire car elle soumet tout le monde, les souvenirs, l’écriture des souvenirs, l’illusion qu’à travers elle je pourrai transmettre quelque chose, vivre un peu par procuration est tout ce qui me maintient dans le temps.
Ronald me reproche de parler trop souvent de ma mort ce qui, dit-il fait très vieillard. Ces remarques m’amusent : je n’ai pas besoin de « faire » vieillard car je suis réellement un vieil homme. J’ai essayé de lui expliquer qu’en fait, parlant de la mort, je suis dans une sorte de dissociation cognitive. Je sais, comme nous le savons tous, que je vais mourir, mais je ne le crois pas, je ne le sens ni dans ma chair ni dans ma tête. J’ai en effet l’impression d’avoir toujours vécu, comme s’il n’y avait pas eu ma naissance ce 31 décembre 1922. Dès que je me pense, je me pense vivant, plus exactement je ne parviens pas à m’imaginer mort. Je suis vie, le reste n’est que philosophie ou, pire, vocabulaire et tant que je peux écrire, tant que je peux creuser dans mes souvenirs, reconstruire sur le papier ma vie, je suis du côté de la vie.
Or, plus j’écris, plus je sens en moi un désir d’écriture autre mais je ne parviens pas à bien définir ce que pourrait être cet autre. Je sens un vrai manque d’adéquation entre mon désir et mes productions. Changer… mais comment, vers où aller ? Le fait que Marc Hodges réécrive mes notes pour en faire des pages, d’une part en faisant comme si je les avais écrites moi-même, d’autre part en les présentant comme son récit et ses commentaires personnels, n’est sûrement pas étranger à cet état d’esprit : dans ces deux cas je vois mon écriture de l’extérieur me rendant bien compte de la distance dans laquelle je m’égare. Écrire m’est une attitude religieuse: je dois sans cesse faire mon examen de conscience et me demande quand, comment, finir cette autobiographie puisque je ne peux l'écrire qu'en restant en vie. Faut-il que je décide de mettre un point final au texte en même temps qu'à mon existence ?

  Préface C’est à quatre vingt dix ans, en pleine forme physique et, je le crois, mentale que je commence cet écrit . Écrivain connu, reconn...