mardi 31 octobre 2023

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Bien qu’en ayant l’habitude depuis de nombreuses années et vivant dans une solitude confortable et douillette, je ne peux tout à fait me résigner à agir, n’existant plus guère que dans le souvenir, en quelque sorte, sur les marges du monde vivant et ce d’autant que ma mémoire loin d’être un puzzle dont les pièces après un temps plus ou moins long finissent par s’emboîter pour former une image cohérente, est un jeu de cubes colorés dont rien n’indique où chacun a sa place et qui permet ainsi de constituer une infinité d’images dont certaines sont contradictoires. À peine ai-je écrit un épisode de ma vie que d’autres fragments, alors revenus, tendent à me faire douter de l’exactitude de ce que je viens de rapporter. Il me semble que j’étais presque amoureux de Roger, mais à cette époque je ne savais pas encore ce qu’était l’amour qui ne se manifeste que dans un abandon hystérique à celle — ou celui — qui en est l’objet. Mon amitié pour Roger était forte mais je dois reconnaître qu’elle n’était pas exclusive et qu’il y avait entre nous rien de cette sexualité aliment indispensable d’un vrai sentiment d’amour. Nous avions besoin l’un de l’autre, nous passions de longues heures à discuter de choses et d’autres, à nous inventer des aventures mais dans tout cela n’entrait aucun désir.
Ma vie sexuelle, alors naissante, était en effet ailleurs. J’ai déjà dit que j’étais le plus jeune de ma classe et, comme tel, j’étais constamment confronté aux allusions plus ou moins explicites de garçons qui découvraient les réalités de leur sexe en dehors du continent encore inconnu des filles qu’ils brûlaient d’explorer mais dont, pourtant, l’approche réelle les effrayait. Le sexe était à la fois une promesse et une menace notamment parce que ceux d’entre nous qui étaient croyants étaient sans cesse prévenus par leurs confesseurs sur les dangers de la masturbation qui pouvait les rendre fous. Loin de les en dissuader, ces admonestations permanentes avaient l’attrait du fruit défendu car chacun sentait bien que le plaisir était l’interdit absolu or, le paradis ou l’enfer n’étant que des abstractions bien lointaines, il n’en était que plus désirable. Le sexe était donc au centre de nombreuses conversations de récréation, les plus hardis se vantant d’exploits dont aucun des autres n’étaient dupes mais qui créaient cependant un univers de fantasmes entretenus parfois par la circulation discrète d’images érotiques que les externes pouvaient s’être procurées dans les bibliothèques plus ou moins discrètes de leurs parents. L’un d’entre nous, fils du principal pharmacien de la ville, s’était ainsi emparé d’un vieux volume de Gamiani (dont je n’appris que beaucoup plus tard qu’il était un pseudonyme de cet Alfred de Musset dont nous étudions certains poèmes en classe) intitulé « Deux nuits d’excès », illustré par Deveria d’images absolument explicites qui nous laissaient rêveurs tant elles dépassaient ce que nous étions capables d’imaginer par nous-mêmes. Pour pouvoir le consulter, certains n’hésitaient pas à payer en friandises diverses sa possession temporaire. Un autre, je crois qu’il s’agissait de, Ramour, fils d’un professeur de lettres, nous lut ainsi un jour  quelques passages des « historiettes » de Sade qu’il avait sélectionnés dans le secret de sa chambre. Si les images nous laissaient rêveurs et quelque peu perplexes, les mots, eux, développaient notre imagination et nous laissaient entrevoir un monde que certains, le manifestant souvent par des rires, des sourires imbéciles ou des gestes équivoques, disaient connaître mais qui restait pour moi au-delà d’une frontière que, bien qu’en ayant de plus en plus envie, je n’avais pas encore franchie.

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Ma véritable initiation à la sexualité et à ses plaisirs vint, comme je suppose dans la plupart des cas, par surprise. Un soir, dans le dortoir, alors que les lumières, y compris dans le box du pion de nuit, avaient été éteintes et que je commençais à m’endormir, je sentis quelqu’un se glisser dans mon lit. Bien sûr je n’avais pas été sans être, d’autres nuits, intrigué par divers chuchotements ou vagues remuements dans le silence mais je n’avais jamais vraiment ni imaginé, ni cherché à savoir ce qui se passait alors. Ce soir-là, un garçon venait dans mon lit. Je ne savais pas de qui il s’agissait mais j’éprouvais un vague sentiment de curiosité qui m’interdit de bouger. Je fis semblant de dormir attendant avec une certaine fébrilité ce qui allait se produire, me demandant comment j’aurais, dans ce cas, dû réagir. Il y avait entre collégiens une complicité réelle qui passait bien avant les inévitables inimitiés. Ainsi faire intervenir un professeur — ou un pion — dans les relations entre nous était de l’ordre de la trahison, donc de l’impossible. Je choisis le comportement de l’autruche : feindre de ne rien entendre, rien voir, rien sentir et pour cela ne pas manifester le moindre signe d’éveil. C’est alors que je sentis qu’une main se dirigeait lentement, avec de lentes précautions, vers la braguette de mon pyjama et s’y attardait quelques temps sans le moindre mouvement. Si je m’étais promis de rester immobile, j’étais cependant incapable de maîtriser la raideur qui monta lentement dans mon sexe. Je fis semblant de m’éveiller, me tournai lentement pour me mettre sur le ventre. La main resta en place, coincée entre le drap et le pyjama. Le remède était pire que le mal et ma ruse n’en était pas une d’autant que quelques doigts se mirent à bouger lentement commençant à faire naître en moi quelque chose comme du plaisir, je bougeai encore, me mis sur le côté et je sentis le corps de l’élève inconnu se lover contre mes fesses, je sentis la rigidité de son sexe qui s’appuyait puis bougeait lentement contre moi alors même que deux doigts de la main avaient franchi la barrière du pyjama et touchaient, puis prenaient, doucement ma verge. J’avais bien essayé quelquefois, imitant les gestes obscènes de quelques camarades, de me caresser, mais mes caresses étaient restées timides, maladroites. La main qui me tenait maintenant fermement le sexe commença à faire bouger la peau du prépuce qui était alors bien fermé, tirant avec tendresse pour essayer de la dégager. 
Je ne pouvais plus faire semblant de dormir, je glissai ma main dans mon dos pour trouver le sexe qui s’y appuyait. Il se laissa faire sans résistance. À ma grande surprise je m’aperçus que la peau de sa verge pouvait descendre bien plus bas que le mienne et dégager la totalité du gland. Le garçon inconnu se mit à bouger lentement son bassin accentuant les gestes de ma main. Ce fut ma première masturbation. Elle fut douce et lente. Je sentis sur ma main quelques gouttes d’un liquide tiède et arrêtai mes mouvements mais le garçon, de son autre main, me retint manifestant que je devais continuer. Cela dura ainsi quelques minutes jusqu’à ce que j’éprouve comme un choc électrique, un spasme de plaisir, violent, inattendu qui laissa mon sexe douloureux de plaisir.
Alors, sans un mot, me déposant juste un baiser dans le cou, l’inconnu sortit lentement de mon lit et disparut sans bruit dans la nuit du dortoir. Ce soir-là, réfléchissant à ce qui venait de se passer, me demandant ce que je devais en penser et quelle attitude prendre, je mis quelques temps à m’endormir.

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Le lendemain je me demandais ce qui allait se passer, je ne regardais aucun de mes camarades de dortoir en face craignant la catastrophe que ne pouvait manquer de provoquer un vague sentiment de culpabilité. Dans mon esprit de jeune adolescent, le sexe avait quelque chose de sale dont on ne pouvait pas parler sans risques. Enfant de la campagne, je n’en ignorai pourtant pas grand chose, mais je n’y avais encore jamais goûté et cela faisait toute la différence. Dans les livres que j’avais lu sur l’enfance, la sexualité était la grande absente : les enfants n’avaient pas de sexe ou, s’ils en avaient un, ils le cachaient bien.
Je passais toute la journée dans un sentiment mélangé d’inquiétude réelle et de vague espoir. Inquiétude que le garçon qui m’avait si gentiment forcé ne soit un des grands du dortoir et que ce qu’il m’avait fait subir ne soit qu’une sorte de bizuthage dont il allait se vanter à tous ses camarades me désignant ainsi aux yeux de tous les autres comme ce « pédé » qui était pour nous, même si nous n’avions qu’une vague idée de ce qu’il signifiait, l’injure suprême ; vague espoir que mon partenaire si furtif se dévoilerait à moi d’une façon ou d’une autre installant entre nous une complicité qui ne serait qu’à nous et je ne pus m’empêcher d’essayer d’imaginer quel de mes camarades de collège il pouvait être. Moi d’habitude si attentif — car même quand je rêvais en classe, j’adoptais une posture, regard fixe, buste droit, main prenant des notes, qui laissait croire que j’étais totalement présent aux discours du professeur — je fus, en mathématiques, rappelé à l’ordre par M. Rotrou : « Eh bien, Roman, vous rêvez ? Que se passe-t-il ? C’est bien la première fois que ça vous arrive… » et, provoquant l’hilarité de toute la classe et me faisant rougir : « vous êtes bien jeune pour être amoureux… venez au tableau, ça vous remettra les pieds sur terre. » Rien ne se passa de la journée. Le soir venu, allant au dortoir, je n’étais pas plus avancé que le matin. Un peu rassuré car il semblait que personne n’avait parlé ni ne m’avait désigné aux autres, je me couchais dans une vague attente et j’avoue avoir au quelque mal à m’endormir. Pourtant, rien ne se passa. Pas plus d’ailleurs que les nuits qui suivirent. Je ne sus jamais quel était celui qui avait eu l’audace de m’apprendre ce qu’était le plaisir.
Je dois maintenant avouer que ce mystère a hanté toute ma vie et qu’il m’arrive encore de me demander quel est ce garçon qui était venu une nuit dans mon lit et pourquoi il n’y revint jamais. Je m’inventai toutes sortes d’attitudes psychologiques : il était très catholique et avait eu honte de son audace, il avait trouvé un partenaire de jeux érotiques qui lui semblait plus efficace que je ne l’avais été, il était tombé amoureux d’un autre garçon et ne voulait pas se distraire avec moi, il était timide et effrayé du cran dont il avait fait preuve cette nuit-là, il s’était tout simplement trompé de lit… Autant de situations qui me faisaient inventer des romans pendant que, tristement, comme d’autres garçons du dortoir dont les bruits ne trompaient pas, je me caressai de tempe en temps tout seul.
Je m’interroge sur la vérité, la vérité des faits, la vérité littéraire des faits… Les faits sont les faits, ils sont, mais que sont-ils dès qu’on les énonce. Cette anecdote a-t-elle marqué ma vie — et de quelle façon ? — au point que je ne l’ai jamais oubliée ? Suis-je ce que je suis parce que cet événement infime a eu lieu ? Je suis en effet entré ainsi dans un monde du romanesque où tout est possible et où, à n’importe quel moment, le mystère peut s’installer.

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Parler de ma vie, essayer d’en dire l’indicible, chercher à saisir l’inframince dans ses inévitables infinies répétitions. Cette autobiographie ne cherche pas à dire ce qu’il y aurait d’original, d’inouî, de stupéfiant dans une vie qui ne le fut en rien, mais à travers ce qu’il y a de profondément banal dans le fait de vivre sa vie, tenter de capter ces insaisissables qui font qu’elle n’aurait pas pu être autrement, essayer de l’écorcher jusqu’à l’os.
Je sais maintenant, par exemple, qu’il est bien trop tard, que je n’ai consacré tant de temps à l’écriture que par une fondamentale incompétence à vivre, à accepter les moments de vie tels qu’ils m’étaient donnés. J’étais un trop bon élève, un enfant trop modèle qui n’a pas su empoigner les rares moments d’insolite ou d’originalité vitale qui m’ont été proposés. Le moule dans lequel j’acceptais que mon milieu m’enferme était bien trop parfait, cohérent, logique pour que j’en perçoive l’enfermement et que je me révolte. L’image de moi, cette image d’excellence, que mon milieu me renvoyait éteignait tout incendie possible.
Toute ma vie j’ai ainsi regretté de ne pas avoir eu l’audace de parler au garçon qui m’avait rendu visite cette nuit-là, de ne pas avoir accepté l’audace du plaisir qu’il m’avait offert comme une chance à saisir, une ouverture sur ce monde du désir, du sexe, de la jouissance dont j’ignorais alors presque tout. Dire que j’étais trop jeune n’est en rien une explication car, sur le moment, dans le ravissement de ce qui m’était apporté, je ne pouvais empêcher qu’un soupçon de crainte, de culpabilité, m’interdise la parole ou même — simplement — l’action de me retourner. Je transformais ce don en quelque chose comme un viol consenti.
Malgré ce, dans les jours et les nuits qui suivirent, j’espérais que ce garçon qui était venu si tendrement à moi aurait, lui, la hardiesse que j’étais incapable d’avoir et se manifesterait d’une façon ou d’une autre. Bien que je me dise que c’était mal, que je devrais avoir honte, j’imaginais qu’une nuit il reviendrait aussi simplement dans mon lit pour me donner encore du plaisir. Bien sûr, il m’avait initié et dès lors il m’arriva de me satisfaire par moi-même. Mais ce n’était pas la même chose, manquaient l’échange et le mystère, la complicité, l’acquiescement aux actions de l’autre.
Pourtant il ne me vint jamais à l’esprit que j’aurais pu agir de même : aller la nuit dans le lit d’un autre garçon du dortoir, d’un autre des garçons que je trouvais beau et sympathique pour lui proposer du plaisir. J’étais incapable de la moindre effronterie, de la moindre acceptation de la vie comme elle s’offre, de la nécessité de saisir les occasions qui se présentent sans les juger au préalable et les passer au filtre de conventions morales. Vivre n’a jamais été pour moi l’acceptation sans préjugé de ce qui se présente, une ouverture de tous les instants à ce qui s’offre, aux infimes et multiples chances qui nous sont données de faire de la vie une fête des sens, une découverte active et constante. Pour moi, rien n’était donné, tout se méritait. Ma vie était déjà dominée par le devoir de faire qui occultait la nécessité d’être.
Il est trop tard maintenant : je ne peux que me rendre compte que ma vie, au fond, n’a été qu’une longue préparation à la mort.

lundi 30 octobre 2023

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Mon crâne est plein d’histoires plus ou moins absurdes qui, dès que je me laisse aller à un moment de rêverie ou de simple relâchement, interfèrent et s’entremêlent à ma réalité vécue. Aussi je ne suis pas toujours certain que ce que je rapporte soit un souvenir réel ou un moment d’oubli revivifié par mon imagination. Mais je ne dois pas me laisser enfermer dans l’obsession de l’oubli qui menace à mon âge et m’effraie. Sur ce que je fais, sur mes écrits, je n’ai aucune certitude. J’avance en myope, les mots en avant, indécis sur les chemins que mon imagination emprunte. J’écris dans une tranquille douleur inquiète me demandant sans cesse pourquoi je le fais, pourquoi je suis dans l’incapacité de ne pas pouvoir le faire et quel intérêt cela peut présenter pour qui que ce soit d’autre que moi. Fouillant dans mes caisses d’archives, j’ai retrouvé des dizaines de manuscrits que j’avais oublié et, si certains ont bien été édités, chez des éditeurs plus ou moins grands, dans des revues plus ou moins confidentielles, si j’ai eu quelques prix et gagné quelque argent, rien de tout cela ne me rassure. Un lecteur ne me suffit pas, ni dix, ni mille, ni dix mille car leurs lectures, leurs réactions, en définitive, ne me laissent que face à moi-même. Si mon Dieu est l’Écrit, si je suis un mystique de l’écriture, j’attends toujours l’illumination, le coup de foudre qui me prouvera que je suis dans le vrai. En attendant, je ne suis sûr de rien et cette incertitude est mon seul chemin.
Les manuscrits perdus sont perdus à jamais. Je ne sais pas pourquoi je continue à écrire mon autobiographie ? Qui peut bien s’en soucier ? Et à quoi bon écrire dans cette certitude de ne jamais avoir de lecteur d’autant qu’il n'y a pas Un lecteur mais des lecteurs et ce qui "intéresse" l'un n'intéresse pas l'autre. Chacun se débrouille avec ça. Or une phrase ne vaut pas deux fois la même chose, ne vit pas deux fois dans le même contexte. Tout ce qui est dit, écrit, joué, est mort dès que dit, écrit, joué. C’est une forme vide qui ne revit que par la lecture, l’écriture, un jeu nouveau. D’où la nécessité de l’écriture qui, comme le sang chez les aztèques, est nécessaire à la renaissance d’une langue qui ne vit que dans le mouvement, le renouvellement du mouvement. Écrire est, en ce sens, une opération mystique où je tente de me régénérer. Car en dehors de cette médication personnelle, ai-je, vraiment, quelque chose "à dire", quelque chose qui changerait les façons de penser et d'être de mes lecteurs ? Car autrement tout ce que j'écris n'est que distraction. Comme chacun je pense avoir des "choses à dire" et je suis persuadé que le récit de ma vie peut intéresser au-delà d'une heure de train de banlieue, mais d'où me vient cette suffisance ? Dans la grande farce magmatique de la parole contemporaine que compte ma voix? Et si je ne parle que pour moi-même, pour masquer l'inéluctable, n'est-ce pas dérisoire ? Cependant j’avance, j’avance tant que la vie me le permet, je laisse ma trace de bave comme l’escargot.
Dans mon année de cinquième, il ne se passa plus rien de remarquable. Le vrai événement fut, à la fin de l’année scolaire, que mon père obtint un poste à Mende : je ne serai plus pensionnaire et je ne savais pas alors si je devais considérer ce changement comme une chance ou une malchance car je savais que la liberté que m’avait donné le pensionnat, les découvertes qui m’avaient alors été permises seraient terminées et, d’une certaine façon, j’appréhendais de me retrouver dans le cocon trop tendre de la famille. Une certaine rugosité de l’existence, la nécessité de m’écorcher aux aspérités quotidiennes allait me manquer.

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Rien n’est jamais vraiment prévisible, rien non plus n’est jamais vraiment imprévisible : je savais que mon père demandait son transfert à Mende, je savais qu’il l’obtiendrait un jour. J’ignorais quand, j’ignorais l’importance que ce changement allait avoir pour moi. J’en fus d’abord heureux comme un enfant qui se réjouit de retrouver le giron de sa mère puis, après avoir vérifié qu’il y avait toujours sa place, ne tarde pas à en éprouver la contrainte et ne désire que de s’en affranchir. Je m’étais habitué à l’internat, j’y avais fait ma place et, sans donner à la découverte érotique qu’il m’avait valu plus d’importance qu’elle n’en avait, j’y étais devenu plus autonome, plus responsable de mes désirs et de mes comportements. En quelque sorte, sans exagérer l’importance du terme, j’étais devenu sinon adulte, du moins adolescent. On ne mesure bien l’importance que les choses ont pour nous que lorsque on les perd. Après des vacances rituelles — Carmaux, famille, aménagement dans le nouveau logement de mon père au-dessus de l’école primaire de garçon — je revins au lycée avec une nostalgie certaine car je n’y retrouvais plus cette complicité des pensionnaires qui nous distinguait des externes. D’une certaine façon mes anciens condisciples me considéraient comme un traître et je n’étais pas loin d’être de leur avis. Cependant, au bout de quelques semaines, ce sentiment s’estompa et je devins un externe banal comme tous les autres. Ce fut le début d’une longue séquence d’années toutes semblables les unes aux autres : j’étais toujours un très bon élève, je m’ennuyai toujours autant en classe, je connus quelques autres expériences érotiques d’abord avec des garçons puis, timidement, plus superficiellement avec quelques filles mais rien de remarquable, je n’étais amoureux ni des unes ni des autres. Mon amitié avec Roger Grotrou était toujours aussi exclusive tout en restant absolument chaste comme si j’avais séparé ma vie en deux : l’érotisme comme activité glandulaire d’une part et l’amitié comme activité sentimentale. Manque de maturité certainement, l’osmose ne se fit pas.
J’aimais de plus en plus la littérature, la petite ville où j’habitais manquait complètement de distractions mais elle avait cependant une bibliothèque, je passais des journées entières plongé dans mes lectures, dévorant, dans un désorde intellectuel absolu, tout ce qui me tombait sous la main aussi bien « Les bijoux indiscrets » de Diderot que « Les frères Karamazov » de Dostoïevsky ou « Que ma joie demeure » de Jean Giono. Tout cela faisait dans ma tête un mélange détonnant de mots, de styles, de sons, d’invention… et me donnait une boulimie de désirs. Après le latin, je me mis à l’allemand, puis au grec, j’aurais aimé apprendre le russe si cela avait été possible dans mon petit lycée de province. Je devenais un être de langue et je n’étais pas loin de croire que l’univers n’était fait que de mots, que tout ce que contenaient les livres était le réel qui n’existait qu’autant qu’il était énoncé : « La réalité essaie toujours d'imiter l'imagination de l'homme dont elle émane. » dit Lawrence Durrell dans Balthazar. Aussi, je sais maintenant que je suis davantage fait de phrases que de chair et d’os, produit de mes innombrables lectures davantage que de mon vécu. Je suis un centon, un agrégat de citations qui font de ma pensée un pot-pourri d’énoncés qui, tout en ne m’appartenant pas vraiment, sont devenues constitutives de mon être et devant lesquelles mes expériences personnelles, aussi originales soient-elles, s’effacent à moins, à leur tour, de se transmuer en de nouvelles phrases.

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Hier j’ai parcouru pendant des heures les livres de mes bibliothèques me demandant lesquels m’avaient été indispensables et ceux que je n’avais pas oubliés. J’ai dû conclure que, mis à part les livres de mon adolescence qui furent comme autant d’initiations, bien peu auront compté dans ma vie. Pourquoi alors ai-je passé tant de temps à lire ? La fonction de la lecture n’est-elle que d’effacement, de soustraction aux pressions du monde, un soporifique bio ?
Le temps redevient incertain et moi… je ne suis plus sûr de rien. Après un rêve très étrange cette nuit où je me retrouvais en même temps, indissolublement, adulte et écolier, je doute de ce que je fais. Écrire sa vie, à 90 ans, est-ce bien raisonnable d'autant qu'elle n'intéresse que peu de monde (peut-être quelques centaines de "lecteurs" depuis le début) mais que faire d'autre ? Il me faut bien faire semblant de croire que mon cerveau, qui fonctionne, peut encore être utile à quelque chose… Sinon ?… Mais plus je vieillis, moins j'ai envie de produire. Il y a quelques années j'avais une idée par minute, aujourd'hui… J'ai perdu trop de neurones. Je me traîne lamentablement entre deux souvenirs dans un espace de mémoire où, comme tout vieillard, j’ai peur de radoter. J’ai quelque peine ainsi à me remémorer comment je suis entré en littérature comme d’autres en religion.
Mes parents étaient persuadés que le fait de n’être plus pensionnaire me devait être une joie. Il n’en fut rien. Je me trouvais soudain avec une plus grande liberté dans l’espace de laquelle les fantasmes que suscitaient le pensionnat n’avaient plus cours. Je me heurtais à cette apparence de liberté comme à un mur car, parmi les externes Roger était mon seul véritable ami — car Antoine était une relation davantage entretenue par ses parents qui attendaient de moi une influence positive sur leur fils — et je ne pouvais avoir avec lui les comportements que j’avais avec mes camarades internes. De plus j’étais retombé sous la coupe de mes parents qui, loin d’être plus lâche que celle de l’encadrement du pensionnat, était, de par leurs affirmations d’amour, bien plus exigeante. Mon père et ma mère croyaient devoir encore me protéger du monde alors que, par l’expérience du pensionnat, j’avais construit une indépendance qu’ils étaient loin d’imaginer. Pourtant — étais-je trop jeune encore ? — je ne me révoltais pas mais me jetais à corps perdu dans la lecture. Peu à peu, l’imaginaire des mots produisit la fausse réalité dans laquelle je m’épanouissais et qui m’isolait peu à peu des autres préadolescents. Passer de la lecture à l’écriture me semble avoir été ainsi comme quelque chose de naturel : écrire n’était que l’autre versant de la lecture. Cela se fit très naturellement. Lisant beaucoup j’avais acquis une grande richesse de vocabulaire et la variété immense des récits m’avait donné une grande imagination qui me permettait de bien réussir l’exercice scolaire de ce qu’on appelait alors la rédaction. La professeur citait souvent mon travail en exemple, me demandant parfois d’en lire à la classe quelques exemples. Même si cela me valait beaucoup de moqueries des autres élèves, j’avoue que j’en étais assez fier. Mes parents n’étaient pas en reste. Si je me souviens bien, je débutais ma première tentative romanesque à la suite d’une rédaction qui m’avait valu une avalanche de compliments de notre professeur ainsi que, pour la première fois, de sa lecture par elle-même. Le sujet était quelque chose comme « racontez une aventure personnelle que vous considérez comme importante ». J’avais choisi de rapporter mon initiation aux vipères.

dimanche 29 octobre 2023

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La pulsion centrale des lecteurs de roman est une forme de voyeurisme décomplexée par le fait que celui-ci se présente comme une fiction, notion souvent très ambiguë. Quoi qu'il en soit, ce lecteur se délecte des vies qui lui sont données en pâture et qui, dans les cas les plus graves, lui interdisent de vivre sa vie propre. Je ne l’ignore pas et c’est cette simple constatation qui m’ôte toute pudeur : mettre son sexe sur les pages n’est qu’une des épices destinées à nourrir cette appétence à voir autrui, en l’occurrence l’écrivain, nu et lire ainsi à travers lui ses propres fantasmes, craintes ou phobies. Or, comme le dit Kierkegaard dans son Journal de 1847, « Ce n'est qu'en écrivant que je me sens bien. J'oublie alors toutes les vexations de la vie, toutes ses souffrances. Je me plonge dans la pensée et je suis heureux. Besoin d’écrire, espoir d’être lu, rien d’autre au fond n’a jamais guidé ma vie ». Pourtant je n’abuserai pas ici du sexe. Bien sûr, jeune garçon j’ai eu de nombreuses autres expériences d’abord avec d’autres garçons de mon âge lors de sorties en forêt ou baignades en rivières, puis avec quelques filles que ma jeunesse et ma timidité naturelle jetaient sur moi comme pour remporter des défis. Mais ce n’est pas cela qui marqua profondément mon adolescence. Mes désirs, mes besoins, mes fantasmes les plus profonds étaient ailleurs, d’autant que, contrairement au duc de Saint Simon ou à Alphonse de Chateaubriand dont j’ai relu les Mémoires, je me sens ridicule de ne pas arriver à me souvenir vraiment de ce qui m’est arrivé en 1934 — j’avais alors 12 ans et j’étais en quatrième —, 1935, 1936 ou 1937 alors qu’eux semblent n’avoir oublié aucun détail aussi petit soit-il de leurs vies, ne me reste de mes aventures sexuelles que de vagues souvenirs ayant même oublié les noms de la plupart de mes partenaires occasionnels ou occasionnelles.
Ce dont je me souviens par contre avec précision, c’est de la réaction de ma professeur de français lorsqu’elle annonça à la classe qu’elle allait lire elle-même ma rédaction la faisant par là même apparaître comme un texte digne d’être présenté à la classe, m’installant ainsi à mes yeux — je ne sais pas encore aujourd’hui si elle en avait alors conscience — comme un de ces personnages pour moi mythiques, un auteur de récit : « Je ne mets jamais vingt à une copie de français car je considère que pour obtenir cette note, il faut présenter un écrit digne d’un écrivain mais aujourd’hui je ferai une exception. Votre camarade Maurice Roman m’a présenté une rédaction que je ne devrais pas noter car elle dépasse les critères scolaires mais ne pas mettre une note serait une injustice, je lui ai donc attribué un vingt. J’ai longtemps hésité, j’ai même contacté son père pour savoir si il avait été aidé, j’ai demandé à mes collègues ainsi qu’à des lecteurs autour de moi pour savoir si ce texte n’était pas la copie, ou même le plagiat, d’une œuvre existante. Je n’ai rien trouvé… » À la fin de cette présentation qui stupéfiait mes camarades et tout en me donnant envie de me cacher sous ma table faisait naître en moi un énorme sentiment de fierté, elle s’approcha de moi — bon élève classique j’étais assis au premier range de la classe — me regarda dans le yeux et me demanda de lui jurer que ce texte qu’elle s’apprêtait à lire était bien de moi. Je la regardais et jurais. Alors elle remonta sur son estrade, s’assit derrière son bureau et commença à lire : « Il est dans toute vie des événements paraissant anodins dont la portée dépasse pourtant de très loin la réalité des actions qui les ont constituées. Comment oublier cette journée, de l’été de mes dix ans, qui aurait dû n’être qu’une journée quelconque, mais qui, laissée à des jeux d’adolescents m’a soudainement fait sortir de l’enfance… »

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Je n’ai jamais oublié ce moment qui a, en grande partie, décidé de ma vie. Quant à la rédaction elle-même, celle d’un jeune singe savant qui avait beaucoup lu, je ne l’ai pas conservée l’ayant détruite quelques années plus tard. Mémoire, souvenirs et… mes chansons, heureusement j'ai toujours la collection de mes chansons ainsi que la plupart des disques de mon père. Étrange comme ce rapport au son change le contenu, autant je lis de moins en moins, autant j'ai, de plus en plus, autour de moi, quelque chanson qui emplit l'espace. Je ne les écoute pas vraiment, je les entend et ça fait toute la différence, n'est-ce pas aussi refuser de s'affronter au temps ? Je suis ainsi tout d’intérieur, ne vis plus aucune aventure, dehors le monde a son poids, son soleil, son odeur, ses règles de vie, ses événements minuscules. Complètement immergé dans mes mondes, je n’ai pas la curiosité pour autrui ni la disponibilité nécessaire pour se faire des amis. Je marche dans mon espace propre ignorant ce qui pourrait advenir, insensible au bruit des villes, parfois même à celui du vent. Partagé entre la fouille de ma mémoire et l’inanité du présent, j’ai des moments de doute, cherche, me cherche dans le puzzle de mes livres, me demande ce qui aurait pu être et n’a pas été, où ma trajectoire a bifurqué. Je pèse le temps au poids silencieux de choses inutiles, à l’évidence de leurs places et leurs rôles, à leurs finalités, mais rien ne peut épuiser le trop plein de vide de mon réel. Mon âge m’a-t-il à ce point détaché du monde que je ne sais plus distinguer entre ce que je fais, ce qui me prolonge et ce qui me détruit ? Dans ce temps désormais immobile, j’ai peur de ce que je suis, de ce que j’ai été. Mes pas ne me portent désormais que dans les dédales invisibles de mon espace mental, mes jours ont une tendance mystique car rien, jamais, ne me mènera plus à rien qu’à moi-même. Il m’arrive de plus en plus souvent, sous prétexte de rangement — comme si je devais laisser mon univers en ordre avant de quitter ce monde — de fouiller dans le désordre d’objets et de documents qui se sont accumulées dans cette maison qui ressemble de plus en plus à une vieille grande brocante.
C’est ainsi que j’ai retrouvé hier une boîte de chaussure pleine de photos de ma jeunesse d’où jaillit la lave brûlante des souvenirs. Je croyais avoir oublié tel ou tel visage, ne plus savoir qui était qui, pourtant il a suffi que je retrouve leurs anciennes images pour que des coulées d’événements se reconstituent dans mon cerveau. Étrange comme un point d’entrée dans le réseau permet que l’écheveau entier se dévide. Je n’ai ainsi pas pu m’empêcher de regarder longtemps deux photos « scolaires » pleines de noms et de faits. Sur l’une d’elle une vingtaine de gamins dans la position classique des photos de classe où j’ai retrouvé presque tous les noms de ces enfants que j’ai perdu de vie il y a près de quatre vingt ans : le timide petit Fabre, l’inquiet Baffy au visage rondouillard, Soutou le sportif, Meissonier le rebelle, Cardel le jeune fumiste fils de pharmacien, la tête de fouine de Boyer… À chacun d’entre eux était attaché comme une étiquette un ou plusieurs événements précis qui revivaient soudain ravivant une nostalgie douloureuse. Ainsi tout ceci que j’avais refoulé, tout ce qui m’avait fait avait bien été réel, m’avait, un temps, donné des raisons de vivre et, au fond, je m’étais construit sur ces ruines car la vie exige qu’on ne regarde pas en arrière et si je peux le faire aujourd’hui c’est que la mienne est derrière moi.

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Y a-t-il une vraie différence entre penser et se souvenir ? Me souvenant de tous ces anciens condisciples, je ne peux m’empêcher de penser à eux, me demander combien d’entre eux sont encore vivants et si, même, il en est encore quelques uns vivants. Pourtant, pensant à eux, je me dis que, même s’ils sont morts, ils ne le sont pas encore vraiment puisqu’ils existent encore dans la pensée de l’être que je suis. Combien sur terre sommes-nous à penser encore à eux ? Le lien de la pensée d’autrui à la vie est si fort que, bien que vivant, je suis obligé de me demander combien d’autres vivants pensent encore à moi car, sinon, je suis virtuellement mort. Roger, mon ami, mon amour innocent est mort jeune, trop jeune car il s’est suicidé quand il n’avait pas encore vingt ans et, pourtant, je pense à lui depuis près de soixante dix ans. Je revois sa figure ouverte, épanouie, le regard curieux de ses yeux verts, sa chevelure à la fois frisée et en bataille, son accent parisien qui, à l’époque nous faisait rire… Je ne vis plus que de souvenirs mais la force de la mémoire est telle que mes souvenirs prolongent la vie des êtres dont je me souviens. Chaque image que je retrouve dans cette boîte, chaque souvenir que l’une quelconque me ramène me rappelle des personnes, des visages, des paroles, des séries d’événements dont je n’avais pas jusque là conscience de me souvenir et je me dis que l’essentiel de la vie est là, dans ces réseaux d’associations sensuelles ou sentimentales, dans ces moments disparus qui ont faits ce que nous sommes qui soudain resurgissent comme d’un forage jaillit avec force une eau souterraine. Toute autobiographie est une gageure insoutenable car il faudrait tout pouvoir dire. Toute autobiographie est un squelette. Je ne suis que parce que d’autres ont pensé à moi me constituant en personne vivante et parce que nos pensées ont été partagées : je suis devenu la pensée de qui a pensé à moi et qui, à son tour n’a été que parce que, avec d’autres, j’ai pensé à lui. Ce n’est que cet enchevêtrement de pensées qui fait la communauté humaine et dès que plus personne ne pense à nous, nous en sommes exclus. Se préparer à la mort, acclimater cet insupportable, commence dès que l’on prend conscience que plus personne ne pense à nous. Autour de moi, lentement, inexorablement, les pensées qui me constituaient se sont éteintes l’une après l’autre. Écrire est la dernière tentative qui me reste pour attirer, comme par une procédure magique, quelques pensées d’autrui.
Mais je n’en ignore pas le dérisoire, l’écriture est un isolement, un essai voué à l’échec car si, par quelque hasard, un lecteur quelconque, à travers mon écrit, pense à moi, nous ne serons que très rarement dans l’échange des pensées qui constitue la vie réelle. Mon lecteur, ce lecteur qu’écrivant j’imagine, je ne le connaîtrai pas vraiment, il ne me connaîtra que par la trahison des mots et des phrases, et nous serons ainsi dans une position intermédiaire entre l’être et l’esquisse de l’être, nous ne nous penserons jamais vraiment. Comme toute personne trop âgée, je suis condamné à ne penser majoritairement qu’à ces morts qui m’ont fait, à fouir dans ce vaste cimetière qu’est devenue ma mémoire ; autour de moi il n’y a plus personne. L’homme âgé vit dans les Limbes, dans ce lieu intermédiaire et flou entre la vraie vie et la mort réelle où il erre sans but véritable essayant seulement de ramener à lui quelques ombres de ce royaume des morts où il sait devoir se rendre. Mais je ne peux vraiment m’y résoudre. Si mon esprit en accepte la nécessité, mon corps résiste, en refuse encore l’inéluctable et contraint ma pensée à chercher des chemins de traverse.

vendredi 27 octobre 2023

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J’ai déjà eu l’occasion de dire dans une de mes pages précédentes que mon père, formé à l’école républicaine, était farouchement laïque et je ne suis pas loin de penser que, si sa dignité d’instituteur ne l’en empêchait pas, il serait aller se joindre à la poignée de vieux radicaux qui, alors que les rangs de séminaristes en soutanes traversaient la ville, se plaisaient à coasser sur leur passage, ce à quoi, invariablement, un de ces jeunes apprentis-prêtres, répondait par la réplique rituelle : « lorsque les corbeaux passent, la charogne n’est pas loin… ». Ma mère, elle, était plus ambiguë, fille de la campagne, élevée dans une religiosité plus rituelle que sincère et basée sur un sentiment permanent de peur et de soumission, elle n’osait dire qu’elle était croyante. Tout au plus consentait-elle à dire quand une de mes sœurs ou moi-même l’interrogions sur ce point, « qu’il devait bien avoir quelque chose, que ni les poules ni les veaux n’apparaissent dans l’air, que le monde ne s’était pas fait tout seul… » Argument ultime que mon père, malgré toute sa rationalité scientifique n’arrivait pas à démonter, celui de l’origine. Dieu échappant à toute expérimentation et la foi à toute analyse, ils n’en parlaient donc jamais et le consensus de notre famille était de ne pas pratiquer.
Pourtant, les pressions sociales ne peuvent jamais être totalement ignorées et Mende étant, avec ses deux séminaires, ses neuf couvents, ses écoles religieuses et ses dix églises, une ville particulièrement catholique où l’on racontait encore avec effroi comment, au seizième siècle, le capitaine protestant Merle, venu des Cévennes toutes proches avait mis la ville à feu et à sang et avec fierté que la commune toute proche de Montferrand avait, au château familial de Grizac, donné le jour à un cardinal de Valence et, sous le nom d’Urbain V, à un pape botaniste. D’Avignon, il est vrai, mais pape tout de même.
Il n’était donc absolument pas question, quelle que soit sa position vis à vis de l’église, de manquer à certains rituels qui, si en apparence ils marquaient une appartenance à une religion, indiquaient bien davantage celle de l’intégration à une communauté. En 1934, comme tous ceux de ma classe d’âge, je devais faire ma communion solennelle avec tout le rituel alors préliminaire : deux ans de catéchisme avec une vieille religieuse débordée et naïve, deux semaines de retraite avec un jeune prêtre qui nous emmenait dans un monastère de campagne pour prier, mais aussi pour passer une grande partie de la journée à courir les bois. Tout cela ne m’a pas laissé des souvenirs très précis comme si, en fait, il ne s’était rien passé. Le seul souvenir que j’ai conservé avec acuité, c’est le choix du costume de communiant avec ma mère. Pour la première fois de ma vie j’allai chez un tailleur qui me traita comme un client important ; pour la première fois de ma vie j’allais avoir des pantalons longs ; pour la première fois de ma vie on me demanda de choisir le tissu dont j’allais être revêtu. Je me souviens parfaitement de mon choix qui se porta sur une matière dont je ressens encore la douceur et dont j’appris aussi que c’était une flanelle de laine. Nom qui me semble encore aujourd’hui porter à la fois la douceur et le luxe. Quant à la couleur, alors qu’om me proposait l’éternel et rituel bleu marine (ma mère disait : « ça se porte facilement en diverses occasions… ») je choisis avec audace un gris souris assez inhabituel et réfutais tous les arguments qu’on opposait à mon choix. Je revois avec précision ce costume à la veste croisée comme s’il était encore dans une de mes armoires.

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Le bonheur étant tout d’intérieur, on peut vivre d’illusions un certain temps et s’en satisfaire : je dois avouer que cette première communion — bien que, dès cette époque, je me savais profondément athée — fut une période de félicité. Pendant près de deux mois je fus au centre des attentions car il fallait m’habiller de pied en cap ce qui permit à ma mère de se livrer à sa vague religiosité d’habitude brimée par l’anticléricalisme radical de mon père. Cette occupation lui permettait d’atténuer la solitude dans laquelle elle vivait depuis qu’elle avait quitté son village natal pour ce qui lui apparaissait être la ville où elle ne connaissait personne. Il fallait faire le tour des commerçants pour acheter, en les choisissant avec un soin extrême tous les signes du rituel : le brassard et son nœud de soie blanche aux parements de dentelle, signe, sinon de ma virginité réelle, de celle supposée au moment où j’affirmais publiquement entrer dans cette communauté chrétienne qui, de fait, m’était indifférente ; la croix d’or — ou dorée, je ne m’en souviens pas bien car je n’attachais pas à ce détail matériel une grande importance qui, avec son nœud devait s’épingler à la pochette de mon tout nouveau costume ; tout devait être neuf, des sous-vêtements de coton blanc à la chemise brodée de mon nom, en passant par la cravate de soie blanche et les chaussures de daim du même gris que celui du costume. J’ai retrouvé dans mes nombreuses boîtes de photographie, une photo de cet événement où je pose entouré de ma sœur Andrée, alors âgée de 10 ans, et de Robert, mon frère alors âgé de 7 ans, tous deux en habits neufs quoique moins solennels que le mien. Tous trois nous sourions mais il me semble que nos sourires expriment des sentiments différents : ma sœur semble fière et son sourire est épanoui, mon frère — comme à son habitude — révèle, par son sourire timide et ses yeux légèrement tournés vers le ciel, sa grande douceur et son extrême gentillesse. Quant à moi, il me semble que mon sourire est plus ambiguë, à la limite du mépris, bouche serrée, regard fixant sans aucun doute le photographe dans les yeux comme si je défiais le monde, de ma main droite posée sur les épaules de mon frère je l’assure de ma protection affirmant dans le même temps ma supériorité.
J’étais alors en quatrième et, avec mes deux ans d’avance, j’étais persuadé que le monde m’appartenait : j’avais toujours les notes les meilleures et me piquais au jeu m’efforçant à dévorer des livres qui n’étaient pas de mon âge. Alors que la plupart de mes camarades se plongeaient dans la collection « Signe de piste », qui exaltait la virilité adolescente avec ses couvertures de splendides garçons virils aux cheveux blonds, ou la « bibliothèque rouge et or », j’affectais, à la grande fierté de mon père qui m’encourageait à ça, de ne lire que des œuvres de Victor Hugo, Diderot, Voltaire, Lamartine, Genevoix et autres « grands auteurs » dont je ne manquais pas, à la moindre occasion, de faire étalage dans les cours de français stimulé par mon professeur d’alors qui se laissait duper avec délectation par ce gamin singe savant qui débitait des références et des citations comme d’autres des blagues graveleuses. Je me persuadais ainsi lentement, comme d’autres s’accoutument à petites doses à un poison qui leur devient ensuite indispensable, que la littérature serait mon avenir.
C’est ainsi que j’entamais plusieurs recueils de poème, plusieurs nouvelles et, rapidement, un premier roman.

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Curieux sentiment que celui de vivre dans le souvenir : il n'y a en effet plus ni passé ni présent mais, pour l'esprit flottant, un seul espace flou, quelque chose comme une absence, un manque du temps. Je n’ai plus aujourd’hui un plaisir extrême à écrire et je dois avouer que je ne suis pas loin de considérer cette autobiographie comme un exercice pour essayer de maintenir mon vieux cerveau en activité. La graphomanie m’a lentement abandonné. Pourtant, à l’époque que je rapporte ici, il n’en était rien. Bien au contraire car l’écriture me semblait alors le summum de l’activité intellectuelle humaine et si elle me distinguait par trop de mes camarades qui ne se privaient pas de se moquer de moi, comme de mes réussites scolaires, je n’en tenais aucun compte. Écrire m’isolait, mais écrire me distinguait aussi des autres. Je ne manquais pas de me sentir supérieur à eux. Seule mon amitié avec Roger me maintenait encore dans un certain commerce avec mes semblables. Son départ pour une grande ville où son père venait d’être nommé renforça ainsi encore mon isolement.
J’écrivais, partout, tout le temps, sur n’importe quoi, sur n’importe quel morceau de papier qui me tombait dans les mains. Je consacrais à cette activité plus de la moitié de mon temps. Notre professeur de français ayant eu l’idée — était-elle influencée par la pédagogie encore très neuve de Célestin Freinet ?—  de lancer une revue littéraire intitulée si je me souviens bien « Jeunes Plumes », je décidais d’y participer dès le premier numéro avec un très long poème en alexandrins aux rimes croisées consacré à la Bête du Gévaudan qui me valut les félicitations de plusieurs professeurs et fit l’admiration de mes parents. Il n’en faut pas plus pour que naisse une vocation et qu’une vie s’enferme dans des voies sans issues. Mais sommes-nous capables de vivre autre chose que ce que nous vivons ? Je me lançais à corps perdu dans des esquisses de pièces de théâtre où dominait l’influence de Racine, écrivis des dizaines de poèmes dont la moindre anecdote me fournissait le prétexte, rédigeais des nouvelles et entamais plusieurs romans. Je ne sais pourquoi me revient en mémoire ce passage précis de l’un d’entre eux : « Il parlait si bas que je fus le seul à l’entendre. Intrigué, je levais les yeux et vis sur son visage tous les signes d’une exultation secrète. Ses prunelles brillaient du plus beau vert comme celles d’un matou sur le sentier de l’amour » ; mais trop c’est trop, ces phrases faisaient de moi un écrivain qui « se la joue » comme dirait Ronald, qui se regarde écrire. Je ne suis pas Monsieur Roman même si cela m’arrive parfois. Je me souviens avoir alors corrigé en : « Il parle très bas. Peut-être même suis-je le seul à entendre : la jubilation contenue de ses yeux trop verts m’intrigue ». Ce retour critique sur mes propres phrases, ces corrections, me renvoyaient l’image des manuscrits de Flaubert dont notre professeur nous avait montré une photographie. Si je pouvais être critique de moi-même, c’était sûr, j’étais un écrivain. Jeune, bien sûr, et cela je l’admettais, mais prometteur qui ne tarderait pas à se révéler un jour comme un génie de la littérature. Cette certitude effaçait toute ma solitude. Être un génie n’impliquait-il pas, comme contrepoint, cette souffrance qui grandit l’âme humaine et fait mûrir le jeune adolescent que j’étais encore.
J’entamais alors deux romans, un roman d’initiation intitulé provisoirement « Le Sang de l’Ange » et un roman historique que, ne comprenant pas l’espagnol, ignorant si ce mot avait une signification quelconque, j’intitulais « El Che » parce que ce titre me semblait suffisamment mystérieux pour attirer toutes les attentions.

jeudi 26 octobre 2023

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En octobre 1935, à peine douze ans, j’entrais en classe de quatrième et les événements qui, cette année-là, furent particulièrement importants ne furent ni l’entrée en guerre de l’Italie en octobre, ni la restauration de la monarchie grecque, ni l’installation d’une base secrète d’essais d’armes chimiques et biologiques en Algérie, près de Beni Oufni car je ne savais à peu près rien de ce qui se passait dans le monde celui-ci étant globalement restreint au canton de Mende, le reste relevant, comme me paraissait alors tout enseignement, d’un savoir sans conséquences dans ma réalité.
Que mon père fut, pour cette rentrée, nommé directeur d’école eut, pour moi beaucoup plus de conséquences. Cependant je n’ignore pas que recréée par les mensonges du souvenir, toute autobiographie est une imposture. Il y a certainement une distance entre ce que j’ai réellement vécu et ce que je rapporte ici pourtant ce que je rapporte, ici, aujourd’hui, est l’actualité la plus sincère de mes souvenirs. Curieuse expression en effet que « raconter ses mémoires »… Ma mère ne s’était jamais habituée à vivre à la ville, fille de la campagne, la simplicité des gens, la possibilité de pouvoir aller sans protocole chez les uns et les autres, la vie au grand air au milieu des près, des champs, des marais et des bois, ce sentiment de faire corps avec le monde qui l’enserrait et la protégeait, tout cela lui manquait. Peu éduquée, peu cultivée, sans grande conversation, usant d’expressions curieuses et insolites comme « ça se tient bien » quand on lui demandait comment elle trouvait un plat nouveau ou gastronomique, ou « le couteau te tend les bras » pour dire que ce que je ne trouvais pas était sous mes yeux, elle s’était peu à peu isolée. La promotion de mon père n’arrangea pas les choses car s’il fut désormais appelé à rencontrer quelques petits notables de la ville, à paraître comme un personnage important aux yeux de la plupart des parents d’élèves, elle se sentait exclue de ce monde. Peu à peu elle marchait vers la dépression et je pense même, du moins certains indices me le firent alors penser, qu’elle buvait de temps en temps en cachette. Si elle n’était jamais ivre, elle n’en était pas moins perdue dans la brume de pensées vagues passant le plus clair de son temps d’automne et d’hiver près de la cheminée, affalée dans un vieux fauteuil de velours à parcourir sans grand intérêt le journal quotidien qu’achetait mon père ou à écouter Lys Gauty, Suzy Solidor ou le duo Charles Trenet – Johny Hess sur le Poste parisien qu’elle n’éteignait pratiquement jamais. Le printemps et l’été la faisaient s’installer au soleil sur notre petit balcon donnant sur la cour de l’école. Ma mère s'enfermait alors chaque jour un peu plus dans son malheur, elle portait une tristesse âcre, lourde, oppressante qui nous enveloppait comme un épais brouillard d'automne. Notre vie de famille s’en ressentait quelque peu et je n’y trouvais plus vraiment le cocon qui jusque là m’avait protégé des vicissitudes du monde. J’aspirais à autre chose, même si je ne savais pas encore vraiment à quoi. J’appris ainsi à connaître cette solitude dans laquelle les autres, même les plus proches, nous abandonnent, eux mêmes clos dans leur propre isolement sur ce long chemin qui mène à leur disparition.
Les conséquences des faits sont souvent imprévisibles mais peut-être — sûrement même — est-ce pour cela que cette année scolaire 1934-1935 fut sans aucun doute une des plus importantes de ma vie d’adolescent. Ce fut en effet une année d’initiations, de confrontation à des individus inattendus comme à des événements imprévus qui me firent soudain entrapercevoir la richesse inouïe du monde.

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Je raconte ma vie sans illusions. Pas dupe, je sais tout ce qu'elle a de banalité romanesque et de réalité ennuyeuse. J'essaie pourtant d'aller au fond de moi-même, de m'y révéler tout en n'ignorant pas, contrairement à Rousseau, que me peindre dans toute mes vérités n'a pas de valeur universelle. Peut-on prétendre à être écrivain si l'on n'a pas la conviction profonde que tout ce qui nous concerne concerne l'humanité entière ? Mes écrits ne visent rien de tel, ils mettent simplement ma vie à plat. Ainsi le premier incident que je veux ici rapporter représente ce que j’ai ressenti comme un de mes plus cuisants échecs bien que je sois persuadé qu’aux yeux de mes lecteurs il apparaîtra comme tout à fait banal et même insignifiant.
Depuis « l’initiation » sexuelle que j’ai rapportée ici, je me masturbais tranquillement, régulièrement, sans aucun sentiment de culpabilité. Lorsque, pour une raison des plus diverses — un bain dans la rivière, la chaleur d’une journée particulièrement claire, une promenade à vélo, une idée que je trouvais particulièrement brillante, un poème ou même une phrase auxquels j’avais pris plaisir, la découverte d’une image érotique… presque tout sentiment de plénitude provoquait chez moi un fort besoin de jouissance corporelle — je cherchais un endroit tranquille — sous-bois, placard, grenier, chambre et, seul avec un ou plusieurs garçons je me soulageais sans aucune hésitation. Mais je grandissais. Mais je vivais la plupart du temps avec des garçons qui avaient deux ans de plus que moi et je m’apercevais que les filles commençaient à entrer avec insistance dans leur vie. S’il n’y avait alors à Mende qu’un seul établissement secondaire et si les classes de filles et celles de garçons étaient séparées, il n’en demeure pas moins que, la ville étant petite, peu de parents trouvant nécessaires de venir chercher leurs adolescents, dès la sortie des cours, lycéens et lycéennes ne pouvaient faire autrement que se côtoyer. Entrées et sorties des cours étaient ainsi l’occasion de flirts permanents. La plupart se menant d’ailleurs avec succès.
Je ne tardais donc pas à penser que la fille était l’avenir sexuel du garçon et qu’il était temps que je m’en préoccupe sérieusement. J’étais jeune, gauche, plutôt solitaire et très timide. Je n’avais aucune idée du comportement que je devais adopter pour parvenir à mes fins et je me voyais mal, comme la plupart de mes camarades, aborder une fille préalablement remarquée en lui offrant des chewing-gums, en tournant à vélo autour d’elle, en lui proposant « une petite promenade » ou simplement en la taquinant. Il me semblait en effet qu’un flirt était quelque chose de sérieux, proche de l’engagement et qu’il fallait, pour le débuter, un acte plus solennel. Je pris quelques temps pour choisir une fille qui me semblait assez ouverte aux contacts avec les garçons. Elle était assez belle, sans plus mais elle ne me paraissait pas farouche. Je consacrais quelques jours à rédiger un sonnet — aujourd’hui perdu — qui me semblât satisfaisant. Le signai de mon nom, le mis dans une enveloppe et demandais à ma sœur Andrée, qui venait d’entrer en sixième, de le remettre, sans lui en expliquer la raison, à celle à laquelle il était adressé.
Puis j’attendis sa réaction. Elle ne tarda pas.

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Je n’ignore pas que, selon les conventions romanesques, j’aurais dû rédiger un portrait de ma mère dans ses moments de mélancolie dépressive comme je devrais, ici, en dresser un de cette jeune fille à laquelle je faisais envoyer un billet par ma jeune sœur (message que dans la littérature sentimentale du dix neuvième siècle on aurait appelé un « poulet ») comme, par exemple ceci : « si le souvenir des traits de cette jeune adolescente dont j’ai depuis oublié le nom, ont, lentement, été altérés par le temps et si j’ai quelque mal à les évoquer aujourd’hui, je me souviens seulement qu’alors elle me paraissait belle, que son visage avait une rondeur douce proche de celle de la madone à l’œillet de Léonard de Vinci, douceur cependant démentie par la fermeté presque violente du regard de ses yeux très noirs. J’ai en effet toujours été attiré par les visages, beaucoup plus que par une esthétique plus générale des corps et je peux affirmer que, si dans ma vie, je suis tombé plusieurs fois amoureux c’est d’eux que je l’étais. Les visages, comme celui du jeune Tadzio dans Mort à Venise de Luchino Visconti ou celui de la vierge d’humilité de Filippo Lippi me causent, en effet, de violents sentiments érotiques. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que le sexe m’importe peu et que, s’il faut m’appliquer une étiquette, je me suis toujours considéré comme bisexuel. D’elle je ne sais plus rien d’autre. Il me semble qu’elle était brune, qu’elle avait des cheveux mi-longs, très noirs mais, je n’en suis pas sûr et il se pourrait bien que l’image que j’en donne ici soit en fait celle, composite, de plusieurs des jeunes filles que j’ai été amenées à croiser dans ma vie. » 
De même, je devrais, à mes réflexions personnelles, mêler, pour rendre cette autobiographie plus vivante, ici ou là, quelques dialogues. Mais ma mémoire n’est pas assez forte pour être sûr de ce que je rapporterais et de ne pas les inventer uniquement pour respecter quelques règles d’écriture implicites. Les lieux communs, comme les banalités, sont vrais parce que ce sont des banalités et des lieux communs. Les souvenirs ne mentent pas seulement si nous sommes capables de réécrire ceux qui se sont effacés. Les souvenir de mes actes, leurs échos sont de plus en plus vagues, édulcorés, et si je demande à ma mémoire un effort, pour creuser dans d’autres strates du passé, sortent, comme d’un viel album fatigué d’usages, des images jadis colorées mais que le temps a délavées les rendant presque invisibles
Tant d’événements sont passés, disparus à jamais, tant de moments que je pensais inoubliables mais dont il ne me reste rien alors que d’autres, apparemment sans importance m’ont marqué à jamais. Mais, poursuivons…
Le lendemain du jour où j’avais fait remettre mon sonnet maladroitement amoureux, je trouvais, attaché à la selle de mon vélo la réponse de la jeune fille. Très brève, elle disait simplement : « pas avec toi ». Ces trois mots ordinaires dans leur brutalité franche m’ont poursuivi toute ma vie. Si elle m’avait simplement répondu non, je pense que je n’aurais pas été troublé mais ce « pas avec toi » avait quelque chose d’intriguant dont je cherche toujours la solution. Qu’est-ce que ma personne avait de si particulier pour qu’elle m’exclue de tous les autres possibles : étais-je trop jeune, était-elle au courant de mes quelques aventures avec d’autres garçons, étais-je trop laid, mes réussites scolaires constituaient-elles un obstacle, le fait que mon père soit directeur d’école, que j’avais passé toute mon enfance à la campagne, que ma mère était dépressive ? Bref que savait-elle de moi, que lui avait-on dit qui m’excluait du cercle de ses fréquentations possibles. Aujourd’hui encore cette question me poursuit et je n’ai jamais réussi à trouver sa réponse.

mercredi 25 octobre 2023

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Les mots, quels qu’ils soient, disent toujours infiniment plus de choses qu’ils ne devraient. Ces simples trois mots portaient tant de sens possibles que, aujourd’hui, plus de soixante dix ans après, je n’en ai pas encore fini avec eux. Il faut ainsi sans cesse composer avec la mémoire qui, pour des raisons qui n’accèdent que rarement à la conscience claire, fait ressortir des incidents, des faits minimes qui, du coup, nous poursuivent toute notre vie alors que d’autres disparaissent à jamais. Aucun de mes proches avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger des souvenirs n’a jamais, des moments, des faits et des connaissances partagés n’a jamais conservé le même éclairage et, le plus souvent, le même contenu.
Si en dehors de Marc Hodges, j’ai quelques lecteurs fidèles, peut-être se demandent-ils, je n’irai pas jusqu’à imaginer qu’ils puissent s’interroger, sur les espaces de plus en plus longs qui rythment mon écriture. Marc Hodges n’y est pour rien qui continue à essayer de construire des pages avec mes fragments, c’est moi qui diffère. J’ai en effet trop longtemps fait confiance à mon corps que j’avais fini par croire indestructible. Pourtant, très lente, lente, inexorable, la mort maintenant tourne autour de moi pour, comme un cobra dont je serais la proie, me fasciner de son regard glaçant. Je n’ai plus pour rien d’enthousiasme, ne ressens plus ces désirs impérieux qui me faisaient accueillir chaque journée avec une joie constante, les jours succèdent au jour dans une de plus en plus longue et vide expectative de ce vide définitif qui ainsi se prépare. Des taches de plus en plus nombreuses ornent ma peau, les longues marches commencent à me fatiguer, j’ai de plus en plus besoin de lumière et de soleil passant, lorsque la météo s’y prête de longues heures engoncés dans un fauteuil sous la véranda que je me suis faite installée plein sud, je n’ai plus de goût pour la cuisine ni la nourriture, évite de plus en plus le café du commerce, ne lis plus les journaux ni ne regarde plus une télévision devant laquelle je m’enfonce dans l’absence du sommeil, dors de plus en plus longtemps et tous ces plus s’additionnant signent en fait un implacable moins de vie.
Le cœur des hommes change avec les ans et j’ai, trop tard, commencé cette autobiographie et l’enthousiasme qui, à son début, me faisait écrire des heures s’est délayé dans cette apathie qui me gagne et me fais considérer toute cette entreprise comme prétentieusement futile. Je ne crois plus en moi, plus en ce que j’estimais avoir à dire car je ne suis plus certain, en dehors de ma subjectivité, de représenter un fragment d’humanité qui pourrait lui importer toute entière et, s’il n’y avait le soutien indéfectible de Marc, je jetterais mon stylo feutre pour m’endormir encore un peu plus. On ne reste un homme vivant que tant que notre personne est, d’une façon ou d’une autre, reconnue par la communauté des hommes. Ronald et Marc, m’encourageant, me soutiennent, c’est à eux que je dois d’essayer de ne pas m’effondrer, ne pas avancer trop vite vers ce trou noir dont les tourbillons m’attirent chaque jour un peu plus et me persuadent que j’y trouverai un repos de l’esprit et du corps. Allons, camarades, un effort encore s’il est possible. Tachons d’avancer de quelques pages, replonger dans ces minuscules souvenirs sans lesquels il n’est pas un homme. En 1934, en première partie du film de 94 minutes que j’avais adoré, « Tarzan et sa compagne » Fréhel, la chanteuse préférée de mon père chantait en duo dans un décor de bouge asiatique avec un acteur alors encore jeune premier nommé Jean Gabin, « La môme caoutchouc » et « J’attends quelqu’un » mais si le prévisible est souvent imprévisible comme le possible souvent impossible, mon attente pointe sur une certitude. 

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Le refus dont m’avait giflé cette adolescente ne fit qu’aggraver mon engluement dans l’isolement de l’écriture où je trouvais nombre de justifications pouvant, à la fois, m’y inventer un monde que je maîtrisais, fuir les nombreux écueils que la vie ne manque jamais de glisser sous nos pas, dire — sous couvert de la fiction — ce que je ne pouvais pas — ou ne savais pas — exprimer dans les confrontations de la vie réelle, rédimer les comportements des personnages de mon entourage… L’attrait de cette activité était d’autant plus forte qu’elle commençait à me donner une image « sociale ». Ainsi mon professeur de français ne cessait, à la grande satisfaction de mon père, de proclamer que j’avais un vrai talent d’écriture, que j’étais « un écrivain né », et faisait régulièrement publier quelques uns de mes textes dans la revue du collège qu’il dirigeait alors. J’eus même, à l’occasion d’un petit concours d’écriture sur « l’amour de la patrie » organisé par le quotidien « La croix de laLozère » le ridicule honneur de remporter le premier prix avec un texte que j’avais intitulé « L’Amour dans l’Âme », dont est extrait le passage suivant décrivant une promenade méditative et lyrique, par une journée ensoleillée, sur le causse de Sauveterre :
«…Il pourrait quitter tout cela, ne s'y résigne pas. Il pense que les mots peuvent prendre le goût intérieur des herbes. Il pense aux rares vautours fauves que l'on protège soigneusement, se demande si c'est vers un avenir de conservation qu'il faut tendre. Il a peur qu'il arrive quelque chose… Mais que pourrait-il arriver. Le calme est absolu ; la sérénité étale. Il pense qu'il affectionne ces paysages vides où il ne se trouve que face à lui-même. La lutte contre le désordre est une conquête de chaque jour. La terre engourdie n'a jamais bougé ici que d'une faible palpitation. Partout l'ocre clair du calcaire affleure. Il parle d'un monde totalement ouvert. A quoi bon refuser d'être. Il n'est pas le seul à subir. Il jette des pierres pour le chien qui le suit et ne cesse de les lui rapporter. Les hautes terres déroutent…. Il pense que l'intensité de la présence n'est fondée que sur le mystère de l'absence. Après d'immenses étendues presque planes, la terre soudain s'effondre en de profonds ravins abrupts qui marquent les limites des mondes. Si le monde était éternellement indifférent à notre présence, insensible à nos actes, ailleurs …. Dans le désert du paysage il regarde marcher ce vieux paysan bossu chez qui, enfant, il aimait tant aller boire une limonade. Le temps a ici son poids d'éternité. Il marche dans la mort, cherche désespérément des traces de vie vraie…»
Comme récompense mon texte, avec deux ou trois autres, fut publié dans ce journal ce qui ne manqua pas de m’attirer une ambiguë mais cependant éphémère gloire locale
À treize ans, ma vie était ainsi déjà esquissée : je serais un des prochains génies de la littérature française. Dès lors, mon professeur de français nous ayant dit un jour que les grands écrivains ne concevaient pas leur vie sans écrire au moins une page par jour, je me soumis à cette discipline et multipliais des exercices qui me semblaient autant d’exercices d’entraînement indispensables.

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Mes « entraînements » à l’écriture consistaient, pour l’essentiel en de multiples jeux qui eurent un rôle essentiel dans le reste de mon parcours littéraire et dont je dois expliquer l’étonnante genèse.
Comme je l’ai rapporté au début de cette autobiographie, mon père avait fait la guerre de 1914-1918 et, comme la plupart des poilus, avait, dans les tranchées, sympathisé avec des hommes dont la présence quotidienne d’une mort brutale et souvent atroce avait fait des amis indéfectibles à un point qu’il est difficile d’imaginer en dehors de ce contexte si particulier. Il se trouvait que parmi ceux qui survécurent, deux d’entre eux vivaient à Mende. L’un, le Père Joseph, était un jésuite relégué, pour quelque faute mystérieuse dont la légende locale disait qu’il « s’agissait d’une histoire de femme » par sa hiérarchie dans cette ville isolée ; l’autre, Jules Delmas, était, au collège, mon professeur de latin. Leur amitié se prolongeant dans l’amour de la pêche, de la cueillette des champignons et celui de la chasse, ils passaient tous trois de longues journées de marche et de discussion dans les forêts surplombant la ville. Je suppose, car je n’y fus jamais associé, qu’ils passaient la plupart de leur temps à parler de leurs vies, donc, en partie de leurs familiers.
Alors que, comme je l’ai déjà dit, j’étais un élève plutôt brillant, la seule matière où, bien qu’ayant des notes tout à fait correctes, je n’excellais pas était le latin. Que se dirent-ils entre eux à ce sujet ? Je ne le saurais jamais mais ils décidèrent qu’il n’y avait pas de raison que je ne sois pas aussi le premier dans ce domaine et se mirent d’accord pour me confier aux mains expertes du père Joseph. Celui-ci vivait dans une petite chambre située au-dessus de ce qui avait été le porche de l’ancien ghetto de la ville. Je devais m’y rendre, pour une heure ou deux, une fois par semaine. Si, au début, cette perspective ne m’enchantait pas car elle prenait sur le temps dont je considérais qu’il m’appartenait, elle devint bien vite un véritable plaisir que j’attendais avec impatience. Le Père Joseph était en effet un excellent pédagogue qui plus est tout à fait original car ce qu’il m’apprit, par une approche totalement différente de l’enseignement collectif du collège, n’était pas la répétition de règles de grammaire et la pénible régurgitation des conjugaisons et déclinaisons, mais le plaisir du commerce et de la manipulation des textes. Lorsque j’avais à faire une version — traduction du latin vers le français — il ne s’attachait pas à trouver un sens unique mais nous faisait jouer sur sa lecture, le prendre en bouche, en mesurer le plaisir de la mastication, jouer avec ses sons, transformer une lecture banale en jeu de théâtre. Nous en approchions alors la matière, sa plasticité, sa rythmique, ses modulations sonores, ensemble qui constituait une base pré-sémantique sur laquelle nous commencions à travailler à partir des termes que je connaissais et de l’idée que nous nous étions déjà formée de l’ensemble du passage. Ce n’est qu’alors que nous débutions des « essais » de traduction car, loin de nous attacher au « sens du texte », ce que le Père Joseph faisait mettre en valeur, c’étaient les sens du texte. Nous jouions alors, quitte parfois à aller jusqu’à le remoduler à construire une multiplicité de versions compatibles à un certain niveau mais très différentes quant à leur matérialité.

mardi 24 octobre 2023

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Ma mère s’enfermait dans la dépression comme le bernard-l’hermite dans sa coquille, je découvrais alors toutes les limites de l’amour et de la compassion car je me sentais impuissant devant cette douleur constante qui l’isolait de plus en plus et, davantage encore, ne laissait paraître d’elle que les pinces avec lesquelles elle nous faisait sentir que nous ne pouvions rien pour elle. Mon père et moi ne savions que faire et, malgré tous nos efforts, ne parvenions à rien et cette situation renvoyait chacun de nous à ses impuissances personnelles. La belle harmonie familiale qui avait été la caractéristique principale lors de nos années de vie à La Roche s’êffilochait comme un vieux torchon. Chaque membre de notre famille rafistolait le quotidien à sa façon dans un déni qui ressemblait de plus en plus à du chacun pour soi.
C’est alors que je compris vraiment que, dans les circonstances les plus difficiles, chaque être est en grande partie impénétrable aux sentiments des autres et que chaque homme ne pouvait, pour l’essentiel, vivre que dans la solitude singulière de ses sentiments particuliers. Je m’isolais de plus en plus. La littérature — lecture, mais de plus en plus écriture — avec les leurres imaginaires qu’elle suscite était ce chant de sirène auquel je ne parvenais pas à résister et ce d’autant que les encouragements extérieurs ne me manquaient pas : mon professeur de lettres ne tarissait pas d’éloges, la gazette trimestrielle du lycée me réservait toujours des pages, j’envoyais avec quelques succès de petites nouvelles à des magazines populaires avides de ces concours qui leur permettaient de remplir leurs pages à bon compte et de laisser croire à leurs lecteurs qu’ils avaient toutes leurs chances. L’odeur un peu fade et rance de la pièce à tout faire du Père Joseph où surnageait de temps en temps celle du poêle à bois me paraissait dessiner le volume d’un refuge où quelqu’un me comprenait et m’encourageait dans ce que je pensais profondément être. Je vivais à la merci de mes silences dans lesquels un faux monde se développait sans limites. Or il est des moments où le silence est insupportable. Écrire, n’importe quoi, peu importe pour qui, m’est alors indispensable. Je plongeais dans le cyclone des mots comme un surfeur dans la violence des rouleaux essayant de rester émergé le plus longtemps possible, rester la tête hors de l’asphyxie de phrases qui m’assaillaient en continu. Leur bruit couvrait alors celui insupportable du silence qui m’anesthésiant me rapprochait encore de celui qu’aujourd’hui j’imagine être celui de la mort. Vivre, écrire, deux attitudes antagonistes. Toute ma vie j’ai eu tant de mal à les concilier que je ne peux que me demander si je n’ai pas gâché mon existence à essayer de me tenir sur le fil du rasoir qui les sépare. Mais dans mon adolescence je n’avais pas conscience de ce clivage et je m’enfonçais avec une délectation certaine dans le grand désert de la littérature. Car les romans sont des mirages qui nous enferment dans les illusions de leurs mots mais ne nous préparent en rien aux vies réelles que nous sommes amenées à vivre. Je n’ai rien vécu de Flaubert, rien de Stendhal, rien de Joseph Conrad, rien d’Anaïs Nin… Toutes mes heures de lecture n’ont été que des verres d’alcool, si agréables sur le moment par leurs parfums et leurs effets anesthésiants mais qui m’ont par la suite, laissé la tête lourde et la bouche amère.
C’est alors que je fis une autre rencontre qui fut déterminante pour l’orientation, qu’aujourd’hui je trouve fautive, de ma vie

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Le passé est un prurit et il faudrait avoir assez de force pour ne pas se gratter car sinon, bien vite, s'ouvrent des écorchures ou même des plaies saignantes. Le problème est que nous sommes tous masochistes aimant entretenir cette acerbe douleur. Je ne peux cependant m’empêcher de me souvenir encore…
C’était en 1935. Sur cette date je ne peux me tromper car j’avais 13 ans et je venais d’entrer en troisième. Andrée, ma sœur, avec ses 11 ans sortait juste de l’enfance alors que Robert, mon frère, venait juste d’avoir les sept ans qui, paraît-il, signent l’âge de raison. Quoi qu’il en soit, aucun des deux, ne pouvait m’intéresser assez pour m’inciter à sortir de l’enfermement vers lequel me conduisait la littérature. Impressionné par ma lecture des « grands » auteurs, je m’étais mis dans la tête d’écrire un roman que je voulais résolument d’un genre nouveau. Le prétexte m’en avait été fourni par une visite chez la fille de mon professeur d’allemand — la profession de mon père garantissant ma moralité et mes constantes réussites scolaires m’ouvraient toutes les portes. Elle avait quinze ans mais nous étions dans la même classe ce qui, à mes yeux, estompait un peu son âge. Nous nous entendions bien, sans plus et nos longues conversations ne méritaient pas la qualification de flirt. Quoi qu’il en soit, j’avais été, pour une raison que j’ai oublié depuis, invité chez elle et elle m’avait fait visiter sa chambre.
La maison de ses parents était sur la pente de la ville exposée plein sud,  quartier qui pour cette seule raison, méritait le nom de Chaldecoste, sa chambre était sous les combles et, de sa fenêtre, on dominait toute la ville avec une vue parfait sur plusieurs rues. Cette vue me donna l’idée d’écrire un roman sur un adolescent — moi, bien sûr — enfermé dans sa chambre et qui de ce lieu privilégié décrirait le plus platement possible ce qu’il voyait de sa fenêtre. Ce roman, qui fut publié quarante ans plus tard avec quelques modifications sous le titre « El Che » mais que j’intitulais alors « vu de l’intérieur », commençait ainsi : « De chez moi je domine toute la ville. Enfin, presque toute la ville car avec les méandres de la rivière et les collines qui les soulignent, certaines parties me demeurent cachées. C’est ennuyeux… En partie seulement, car si je ne peux tout voir, il m’est fort possible d’imaginer tant je connais les lieux et les habitants. D’imaginer la vie : elle n’est pas tellement différente dans les parties cachées et, comme je vois l’essentiel… C’est une situation privilégiée, je dois avouer que j’en suis fier. Un peu… D’autant que ce privilège est, en quelque sorte, symbolique. Aristocratique même, j’ose employer ce terme ; tout le monde ne peut pas, comme moi, habiter le château et pas n’importe quel château, un petit château. Pour beaucoup d’entre vous ce ne serait qu’une grande maison de campagne ; un tout petit château, pas un de ces trucs à tours et échauguettes qui défigurent nos campagnes… une maison de maître avec la ferme en contrebas… Mais, ici, on l’appelle le château. Sûrement parce que le bâtiment domine la ville et que, de presque tous les points de toutes les rues, on en distingue un bout dépassant les arbres du parc. »
Son écriture ne pouvant se contenter de pure imagination, ni de quelques observations trop naturalistes, je me trouvai rapidement dans l’obligation de me renseigner plus sérieusement sur Mende, la ville que je prétendais décrire en jouant d’une bascule entre présent et passé. J’allai chez les deux libraires mais n’y trouvai rien d’intéressant et c’est alors que je franchis la porte d’une boutique que je connaissais de l’extérieur mais dans laquelle je n’avais jamais osé entrer.

  Préface C’est à quatre vingt dix ans, en pleine forme physique et, je le crois, mentale que je commence cet écrit . Écrivain connu, reconn...